AUTRES LETTRES




" Vous êtes bon lorsque vous tentez de donner de vous-même "


                                                                                                                                                  Khalil Gibran



 Avec ces lettres choisies d'une correspondance intime rassemblée par Anthony R. ferris, "grand ami de Gibran" 

le prince de Bcharré apparait plus que jamais comme un homme nostalgique et meurtri, 

toujours habité par le désir perpétuel de retrouver le Liban de son enfance,

 entre bleu de Méditerranée et sommets enneigés.


                                                                                                                                                                  Gabrielle Ségui



 

 

GIBRAN À SON PÈRE Beyrouth 14 avril 1904


Gibran écrivit cette lettre à son père, à Bcharré pour le rassurer sur la santé de ses deux soeurs, Miriana et Sultana. -

Anthony R. ferris -


 J'ai reçu la lettre dans laquelle tu me fais part de ton anxiété à propos de « nouvelles tristes et inattendues ». (...) ils te racontent dans cette lettre que l'une de mes soeurs est dangereusement malade, et ils ajoutent que que cette maladie va provoquer de grosses dépenses qui empêcheront mes soeurs de t'envoyer de l'argent.(...) Au cours des derniers mois, j'ai reçu cinq lettres de Mr Ray qui m'assurent que mes deux soeurs Mariana et Sultana, sont en excellente santé.(...)


 Je suis toujours à Beyrouth, quoique je puisse partir de chez moi pendant tout un mois pour visiter la Syrie et la Palestine, ou l'Égypte et le Soudan avec une famille américaine pour laquelle j'éprouve le plus grand respect. Cependant, je suis ici pour mon bien personnel qui m'oblige à demeurer un certain temps dans ce pays afin de satisfaire ceux qui se préoccupent de mon avenir. Ne mets jamais en doute mon jugement sur ce qui me convient et sur ce qui peut fortifier et améliorer mon avenir. C'est tout ce que j'ai à te dire _ avec mon affection pour mes parents et mes amis qui m'aiment, et mes respects pour tous ceux qui s'enquièrent de moi.


 Que Dieu prolonge ta vie et te protège.


 Ton fils, Gibran



 À JALIL MALOUF 1908 


Jamil Malouf, un jeune écrivain-poète libanais, était un grand admirateur de Gibran. Dans cette lettre, Gibran exprime son souci et son admiration pour le jeune poète qui a quitté Paris pour aller vivre à Sao Paulo au Brésil. 


Cher frère Jamil,


 Lorsque je lis tes lettres, je sens l'existence d'un esprit enchanteur qui vogue dans cette pièce _ un bel esprit qui m'attire par ses ondes et me pousse à voir en toi deux personnes : l'une vole au-dessus de l'humanité avec d'énormes ailes semblables à celles du Séraphin que Saint-Jean avait vu se tenir devant Trône aux sept lampes; l'autre est enchaînée à un grand rocher, comme Prométhée qui, en donnant à l'homme la première torche de feu, avait attiré sur lui la colère des dieux.


La première personne stimule mon coeur et apaise mon esprit parce qu'elle se balance avec les rayons du soleil et la brise joyeuse de l'aube; quant à la seconde, elle fait souffrir mon coeur, car elle est prisonnière des vicissitudes du temps... (...) J'ai entendu dire que tu allais retourner à Paris pour y vivre. Moi aussi, j'aimerais y aller. Serait-il possible que nous puissions nous rencontrer dans la cité des Arts ? Nous rencontrerons-nous au Coeur du Monde pour visiter l'opéra et la Comédie Française, et parler des pièces de Racine, de Corneille, de Molière, de Hugo et de Sardou ?


Nous retrouverons-nous là-bas pour nous promener là où se dressait la Bastille et puis retourner dans nos chambres avec l'aimable esprit de Rousseau et de Voltaire, et écrire sur la Liberté et sur la Tyrannie, et détruire toutes les Bastilles qui se dressent dans toutes les villes de l'Orient ? Irons-nous au Louvre pour admirer les tableaux de Raphaël, de Vinci et de Corot, et écrire sur la Beauté, l'Amour, et leur influence sur le coeur des hommes ?


 Oh, frère, je sens une faim dévorante dans mon coeur pour les grandes oeuvres d'art, et un désir ardent pour les maximes éternelles.


 Cependant, cette faim et ce désir viennent d'une grande puissance qui existe au plus profond de mon coeur _ un pouvoir qui désire s'annoncer vivement lui-même mais en est incapable, car le temps n'est pas venu, et les gens qui sont morts le jour de leur naissance continuent à se promener et à se dresser comme une barrière sur la voie de l'existence.


 Ma santé, comme tu le sais, est comme un violon entre les mains de quelqu'un qui ne sait pas en jouer, car il lui fait entendre une rude mélodie.


Mes sentiments sont comme un océan avec son flux et son reflux ; mon âme est comme une caille aux ailes brisées. Elle souffre immensément quant elle voit voler dans le ciel des nuées d'oiseaux, car elle se sent incapable d'en faire autant. Mais comme tous les autres oiseaux, elle apprécie le silence de la Nuit, la venue de l'aube, les rayons du Soleil et la beauté de la vallée.


 Je peins et j'écris de temps à autre, et au milieu de mes peintures et de mes écrits, je suis comme un petit bateau qui navigue entre un océan d'une profondeur infinie et un ciel d'un bleu illimité _ d'étranges rêves, de sublimes désirs, de grandes espérances, des pensées brisées et réparées. Et parmi tout cela, il y a quelque chose que les gens appellent Désespoir que j'appelle l'enfer.


Gibran




 À AMINE GURAIEB Boston 12 février 1908


Au mois de mai 1903, Amine Guraieb, éditeur et propriétaire de l'Almuhager, quotidien en langue arabe publié à New-York, visita la ville de Boston. Parmi les gens qui l'y reçurent, il y avait le jeune Khalil Gibran qui attira l'attention du journaliste par ses bonnes manières et son intelligence. Le jour suivant, Gibran invita Guraieb chez lui. Il lui montra ses peintures et lui fit voir un vieux carnet de notes dans lequel il avait consigné ses pensées et ses méditations. Lorsqu'Amine eut vu les peintures et lu les poèmes du carnet, il comprit qu'il avait découvert un artiste, un poète et un philosophe de génie et offrit à Gibran un emploi de collaborateur à son journal. (...)


"Gibran peint sa soeur Mariana"


Cher Amine,


 Seule ma soeur Mariana a un peu entendu parler des quelques nouvelles que je vais t'apprendre et qui vous feront plaisir à toi et à tes voisins : je vais à Paris, la capitale des Beaux-Arts, vers la fin de printemps prochain, et j'y demeurerai toute une année. Les douze mois que je vais passer à Paris joueront un rôle important dans ma vie de tous les jours, car le temps que je passerai dans la Ville Lumière sera, avec l'aide de Dieu, le commencement d'un nouveau chapitre dans l'histoire de ma vie . (...)


Durant ton absence, je continuerai à contribuer à chaque édition d'Almuhager. Je déverserai dans ses pages toutes les affections, les espoirs et les idées que contiennent mon coeur, mon âme et mon esprit. Je ne m'attends pas à recevoir la moindre compensation. Tout ce que je demande, c'est ton amitié. Mais si tu te sens enclin à ajouter une dette matérielle aux nombreuses dettes morales que j'ai à ton égard, tu peux dire à ton équipe rédactionnelle de s'occuper de mon livre « Larmes et rires » et de m'aider à récolter la moisson des nombreuses nuits que j'ai passé à l'écrire (...)


Je t'écrirai encore plus d'une lettre avant que tu ne partes pour le Liban. Que rien ne tempère ton enthousiasme pour ton voyage. Nous ne pourrons plus nous rencontrer ni nous serrer la main, mais nous nous rejoindrons en pensée et en esprit. Sept mille milles ne sont qu'un mille et mille ans ne sont qu'un an aux yeux de l'esprit. Miriana t'envoie ses voeux et te souhaite le succès. Que Dieu te bénisse et te ramène à moi sain et sauf. Que le ciel répande sur toi ses bénédictions dont le montant égalera l'amour et le respect que je te porte dans mon coeur.


Gibran


" Monument en mémoire de Gibran à Boston "


 À NAKHLI GIBRAN - Boston15 mars 1908


cette lettre a été écrite par Gibran à Nakhli, son cousin germain à qui il s'adresse comme à un frère.(...) Pierre, le demi-frère de Gibran, un bon chanteur et un bon joueur de luth, entretenait Gibran et Nakhli et il prit grand soin d'eux. Lorsque Nakhli quitta Bcharré pour aller gagner sa vie au Brésil, Gibran demeura en étroit contact avec lui. 


Cher frère Nakhli,


 Je viens de recevoir ta lettre qui a rempli mon âme de joie et de tristesse en même temps, car elle a ramené à mon esprit les images de ces jours qui ont passé comme des rêves en laissant derrière eux les fantômes qui viennent avec la lumière du jour et s'en vont avec l'obscurité. Comment ces jours se sont-ils défaits, et ou sont passées ces nuits du temps ou Pierre vivait ? Ces jours, ces nuits, ces heures ont disparu comme des fleurs ouvertes quand l'aube descend du ciel gris. Je sais que tu te souviens de ces jours avec douleur et j'ai remarqué les fantômes de tes affections entre les lignes de ta lettre , comme s'ils venaient du Brésil pour ramener à mon coeur l'écho des vallées, des montagnes et des ruisseaux qui entourent Bcharré.


 La vie, mon cher Nakhli, est comme les saisons de l'année. Le triste automne vient après le joyeux été, l'hiver en fureur vient derrière le triste automne, le beau printemps apparaît après l'affreux hiver. Le printemps de notre vie reviendra-t-il pour que nous puissions à nouveau être heureux avec les arbres, sourire avec les fleurs, courir avec les ruisseaux et chanter avec les oiseaux comme nous le faisions à Bcharré lorsque Pierre vivait encore? La tempête qui nous a dispersé nous réunira-t-elle jamais ? Retournerons-nous jamais à Bcharré pour nous y rencontrer à l'église Saint-George ? Je l'ignore, mais j'ai le sentiment que la vie est une sorte de paiement. Elle donne aujourd'hui pour pouvoir reprendre demain. Puis, elle donne à nouveau et reprend encore jusqu'à ce que nous en ayons assez de recevoir et de restituer et que nous nous abandonnions au sommeil final. (...)


 J'ai d'importantes nouvelles à te communiquer. Le premier juin prochain, je partirai pour Paris afin de me joindre à un groupe d'artistes, et j'y demeurerai toute l'année avant de revenir dans ce pays. (...)


Souviens-toi de moi lorsque tu te mettras à table avec ta famille pour prendre tes repas, et dis à ta femme et aux enfants qu'un de leur parents, nommé Gibran, a dans le coeur une place aimante pour chacun d'entre vous. (...)


 Que Dieu te bénisse, t'accorde une excellente santé et te garde comme un frère pour


Gibran



 À AMINE GURAIEB - Boston le 28 mars 1908


Cher Amine,


 Je viens de m'enfermer dans ma chambre derrière un écran de fumée de cigarette mêlée aux senteurs aromatiques du café Yamanite pour passer une heure à parler avec toi. Je déguste mon café et ma cigarette tout autant que notre conversation.


 Tu te trouves maintenant à l'autre bout de ce grand mais petit globe alors que je suis toujours ici. Tu te trouves dans le beau et paisible Liban tandis que je demeure dans ce Boston bruyant et braillard. Tu es à l'Est et je suis à l'Ouest, mais peu importe la distance à laquelle tu te trouves: j'ai l'impression que tu es plus proche de moi que jamais. (...)


 Comment as-tu trouvé le Liban? Est-il aussi beau que te promettaient tes aspirations? Où est ce lieu aride où règne la paresse?


Le Liban est-t il resté la même glorieuse montagne dont des poètes comme David, Isaï, Farhat, Lamartine et Haddad ont chanté et loué la beauté? Ou est-ce une chaîne de montagnes et de vallées sans douceur, exempte de beauté et entourée de solitude? (...) Je suis ces jours-ci comme un homme qui observe le Carême et qui attend la venue de l'aube du festin.


 Mon prochain voyage à Paris pousse mes rêves à rôder autour des grandes réussites qui, je l'espère, seront les miennes durant l'année que je passerai dans la ville de la connaissance et des arts.(...)


Lorsque tu te trouveras dans un bel endroit, ou parmi des gens instruits, ou devant d'anciennes ruines, ou au sommet d'une haute montagne, murmure mon nom pour que mon âme vole vers le Liban, plane au-dessus de toi et partage avec toi le plaisir de la vie, tous ces secrets et toute sa signification.


Souviens-toi de moi lorsque tu verras le soleil monter derrière le Mont Sunnin ou derrière Fam el Mizab. Pense à moi lorsque tu verras le soleil descendre vers son couchant, étendant son vêtement rouge sur les montagnes et les vallées comme s'il répandait du sang au lieu de larmes lorsqu'il fait son adieu au Liban.(...)


 L'amour et les aspirations, mon cher Amine, sont le commencement et la fin de nos actes. Maintenant que je t'ai écrit ces lignes, je me sens comme un enfant qui veut écoper l'océan avec un coquillage et le verser dans un petit fossé qu'il a creusé dans le sable de la plage. (...) Tu manques à tous, et tout le monde aspire à te revoir, oh frère très aimé de


Gibran


 " Gibran sculpté par Rudy Ramé "


À NAKHLI GIBRAN - Paris, France le 27 septembre 1910


Mon bien-aimé frère Nakhli,


 Te souviens-tu de ces intéressants récits que nous écoutions, assis autour de l'âtre, les jours froids et pluvieux où la neige tombait dehors et le vent soufflait entre les maisons ? Te rappelles-tu encore l'histoire du somptueux jardin aux beaux arbres qui portaient des fruits délicieux ? Te rappelles-tu aussi la fin de l'histoire qui racontait comment ces arbres enchantés devenaient de jeunes hommes que le destin avait amené dans ce jardin ? Je suis sûr que tu te souviens de toutes ces choses sans même savoir que Gibran est comme ces jeunes gens frappés par un sort, liés par des chaînes invisibles et dirigés par une puissance inconnue.


 Je suis, mon cher Nakhli, un arbre enchanté, mais Sid Aladin n'est pas encore venu d'au-delà des Sept Mers pour défaire mes liens, me délivrer et me rendre libre et indépendant.


Le 14 du mois prochain, je quitterai Paris, mais je suis très occupé en ce moment à organiser mon travail et à établir des plans pour l'avenir.


 Je suis comme un rouet qui tourne jour et nuit. (...) Je ne me lamente pas sur mon sort, car je préfère être comme je suis, et je refuse de changer ma condition pour une autre parce que j'ai choisi la vie littéraire en étant parfaitement conscient de tous les obstacles et de toutes les difficultés qui l'entourent.(...) S'il n'y avait pas eu toutes ces calamités, je n'aurais connu ni travail ni luttes, et la vie aurait été froide et ennuyeuse.


Gibran



À YOUSIF HOWAYEK - Boston 1911


Des liens d'amitié s'étaient noués entre Khalil Gibran et l'artiste libanais Yousif Howayek alors qu'ils étudiaient l'art à Paris.


 Quoique cette ville soit pleine d'amis et de connaissances, j'ai l'impression d'avoir été exilé dans un pays lointain où la vie est aussi froide que la glace, aussi grise que les cendres et aussi silencieuse que le Sphinx. Ma soeur est à mes côtés, et mes parents aimants sont près de moi où que j'aille. Les gens nous rendent visite tous les jours et toutes les nuits, mais je ne suis pas heureux. Mon travail avance rapidement, mes pensées sont calmes et je jouis d'une santé parfaite, mais le bonheur me fait défaut. Mon âme a faim et soif de quelque nourriture, mais je ne sais où la trouver.


 L'âme est une fleur céleste qui ne peut vivre dans l'ombre, mais les ronces vivent partout. Telle est la vie des Orientaux qui sont affligés de la maladie des arts. Telle est la vie des enfants d'Apollon qui sont exilés dans ce pays étranger, dont le travail est étrange, dont la démarche est lente et dont le rire est un pleur.


 Comment vas-tu Youssif ? Es-tu heureux au milieu des fantômes humains que tu côtoies chaque jour des deux côtés de la route ?


Gibran




 À AMINE GURAIEB - Boston le 18 février 1913


Frère Amine,


 C'est le dernier mot que je t'adresse pendant que tu es encore dans ce pays. C'est un mot qui émane du Saint des Saints de mon coeur, mêlé d'un soupir de nostalgie et d'un sourire d'espoir. Sois en bonne santé à chaque heure du jour, et chaque jour du mois. Apprécie les belles choses partout où tu les verras, et permets à leur souvenir et à leur écho de demeurer dans ton coeur jusqu'au jour où tu reviendras vers tes amis et vers ceux qui te veulent du bien.(...)


Va te promener le matin, tiens-toi au sommet de l'une des montagnes du Liban et médite sur le soleil quand il se lève et qu'il déverse ses rayons d'or sur les villages et les vallées.


 Que ces images célestes demeurent inscrites dans ton coeur pour que nous puissions les partager avec toi lorsque tu reviendras ! (...) Lorsque ton navire accostera à Beyrouth, tiens-toi à la proue et regarde vers le Mont Sunnin et vers Fam El-Mizab. Salue nos ancêtres qui reposent sous la croûte de la terre, et salue les pères et les frères qui vivent au-dessus. (...) Au revoir Amine, au revoir, oh cher frère de


Gibran



 À ÉMILE ZAïDAN - 1919


Émile Zaïdan était un remarquable érudit bien connu dans tout le monde arabe.(...) Libanais, propriétaire et éditeur de l'une des meilleures revues arabes d'Égypte, "Al-Hilal" . C'est grâce à cette revue et à de nombreuses autres que Gibran acquit sa renommée et se fit connaître. 


 Mon frère Émile,


... Ma santé est devenue meilleure qu'elle ne l'était. Cependant, elle est toujours comme un violon aux cordes brisées. Ce qui m'ennuie le plus, c'est que les circonstances m'ont mis dans une situation qui m'oblige à travailler dix heures par jour, alors qu'il m'est interdit d'en passer plus de quatre ou cinq à dessiner et à écrire.


 Rien n'est plus difficile que l'existence d'un esprit fort dans un corps faible. Je sens _ sans modestie aucune - que je suis juste au début d'une route de montagne.


Les vingt ans que j'ai passés comme peintre et comme écrivain ne furent qu'une époque de préparation et de désirs. Jusqu'à présent, je n'ai encore rien accompli qui soit digne de demeurer à la face du soleil. Mes idées n'ont pas encore mûri et mon filet est toujours enfoncé dans l'eau.


Gibran


" Mikhaïl Naimy et Gibran "


À MIKHAÏL NAIMY - Boston 1921


Mikhaïl Naimy, était une importante personnalité littéraire du Liban et du Moyen-Orient. Lorsqu'il vivait à New-York, Naimy et Gibran étaient des amis inséparables. Même sur son lit de mort, Gibran fit appeler Naimy qui vint demeurer près de lui à l'hôpital jusqu'à son dernier souffle.


Frère Micha,


 Après avoir lu le dernier numéro de la revue d'Arrabitah, et après avoir revu les numéros précédents, je suis convaincu qu'il y a entre nous un profond abîme. Nous ne pouvons pas aller à eux, et ils ne peuvent pas venir à nous. Quoi que nous tentions de faire, Mikhaïl, nous ne pouvons pas les libérer de l'esclavage des phrases littéraires superficielles. La liberté spirituelle vient de l'intérieur. Tu en sais plus sur cette vérité que quiconque.


N'essaie pas de réveiller ceux dont Dieu a mis les coeurs en sommeil selon quelque sagesse cachée.(...)


... Ainsi tu es au seuil de la folie. C'est là une bonne nouvelle, majestueuse dans sa nature effrayante, effrayante dans sa majesté et sa beauté. Je dis que la folie et le premier pas vers l'absence d'égoïsme. Sois fou, Micha. Soi fou, et dis-nous ce qu'il y a derrière le voile de la « santé de l'esprit ».


Le but de la vie est de nous rapprocher de ces secrets, et la folie en est le seul moyen. Sois fou, et demeure un frère fou pour ton frère fou


Gibran


 

À MIKHAÏL NAIMY- Boston 1921


Cher Micha,


 Voici une gentille lettre d'Émile Zaïdan. Lis-la sérieusement, et accorde-lui ton attention du mieux que tu le pourras, comme tu l'as toujours fait. Ici, dans la ville et ses environs, la chaleur est suffocante. Comment est-ce à New-York et que fais-tu ?


 Dans mon coeur, Micha, il y a des ombres et des images qui se balancent, qui se promènent et qui se répandent comme une nuée, mais je suis incapable de leur donner une forme avec des mots. Peut-être ferais-je mieux de garder le silence jusqu'à ce que ce coeur redevienne ce qu'il était il y a un an. Il est possible que le silence vaille mieux pour moi, mais hélas ! que le silence est difficile et amer au coeur de celui qui a pris l'habitude de parler et de chanter.


 Mille salutations pour toi et tes chers frères. Puisses-tu rester un cher frère pour


Gibran



À MIKHAÏL NAIMY- Boston 1922


 La mort de Saba m'a immensément affecté. Je sais qu'il a atteint son but, et qu'il s'est maintenant fortifié contre les choses dont nous nous plaignons. Je sais tout cela et pourtant, il est étrange que cette connaissance n'allège pas le fardeau de mon chagrin. Quelle peut-être la signification de cette tristesse ? (...) Mon chagrin à son égard n'est-t-il pas en vérité mon chagrin à propos d'un rêve de ma jeunesse alors que cette jeunesse passa sans qu'il s'accomplisse ?


Le chagrin et le regret de la perte d'un être cher ne sont-il pas en réalité des formes de l'égoïsme humain ? (...)


Ton idée de « répudier » le monde est exactement la mienne. Pendant longtemps, j'ai rêvé d'un ermitage, d'un petit jardin et d'une source d'eau vive. (...)


 Je dis Micha, que l'avenir nous installera dans un ermitage au bord d'une des vallées du Liban. Cette fausse civilisation a tendu les cordes de notre esprit jusqu'au point de rupture. Nous devons partir avant qu'elles ne se cassent. Mais nous devons rester patient jusqu'au jour du départ. Nous devons être tolérants, Micha.


 Rappelle-moi au souvenir de nos frères. Dis-leur que je les aime, que j'aspire à les voir et à vivre en pensée avec eux. Que Dieu te protège, Micha, qu'il veille sur toi et qu'il te conserve comme un frère pour ton frère.


Gibran


"Le deuxième atelier de Gibran à New York, vers 1925"


À ÉMILE ZIADAN - à la fin de 1922


Mon frère Émile,


... J'avais l'intention de visiter l'Égypte et le Liban cette année, mais l'indisposition qui m'a empêché de travailler pendant douze mois m'a retardé de deux ans et m'a obligé à remettre à plus tard ces traités littéraires et techniques dont je t'avais parlé. Il faut maintenant que je demeure dans ce pays jusqu'à ce que mon livre anglais "Le Prophète" soit publié. En même temps, je veux terminer certaines peintures que j'avais promis d'achever.


 J'aspire déjà beaucoup à revoir l'Orient malgré ce que m'écrivent certains amis qui parfois me découragent et m'amènent à préférer de m'être expatrié en vivant parmi des étrangers que de m'exiler en vivant parmi les miens. Néanmoins, je retournerai à « ma vieille demeure » pour voir de mes yeux ce qu'elle est devenue. Demeure un cher frère pour


Gibran



À MIKHAÏL NAIMY - Boston 1923


Frère Micha bien aimé,


 Pardonne-moi mon long silence, et aide-moi à obtenir le pardon de tes frères et des miens.


 Au début de cet été, le docteur m'a ordonné de m'abstenir de toute forme d'écriture, et je me suis soumis à ses ordres après une longue lutte entre moi et ma volonté, et la volonté de ma soeur et de quelques amis. (...)


 Je reviendrai à New-York dans deux ou trois semaines, et je me présenterai à mes frères. S'ils m'accueillent en leur sein, je saurai à quel point ils sont affectionnés. Un mendiant ne devrait pas exiger ni un criminel poser ses conditions. Ceci est la première lettre que je t'écris depuis trois mois !


 Un milliers de salutations à tous. Que Dieu te protège et te garde pour ton frère


Gibran



À EDMON WEHBY - New-York le 12 mars 1925


Edmond Wehby avait traduit "le Crucifié" de l'arabe en français et l'avait publié dans 'la Syrie', un journal français publié à Beyrouth.


Cher frère,


 Que la paix soit sur toi ! J'ai été très heureux de recevoir ta très aimable lettre. Elle m'a révélé l'abondance de tes connaissances, la beauté de ton esprit et ton zèle pour les arts et les artistes. Je voudrais être digne des louanges et de l'honneur que tu me fais dans tes lettres, et j'espère que je pourrai conformer mon existence aux belles choses que tu as dites à mon sujet.


 J'ai lu avec admiration ta traduction française du " Crucifié ". J'ai cependant été désolé d'apprendre quelle est aujourd'hui la condition spirituelle de la jeunesse Syrienne et Libanaise, et leur tendance à apprendre des langues étrangères en négligeant la leur propre, ce qui t'a poussé à traduire une oeuvre spécialement écrite pour cette jeune génération dans la langue de ces ancêtres. Mais ton enthousiasme pour Arrabitah et pour les actes de ceux qui y travaillent montre le zèle de ton coeur et l'empressement de ton esprit pour la rénovation, la croissance et la lumière. Aussi, je t'offre mes remerciements et ma gratitude au nom de mes frères et de mes collègues d'Arrabitah.


Accepte, je te prie, mes plus sincères respects et mes meilleurs voeux. Qu'Allah te protège et te garde !


Gibran


 P.S. Veux-tu, je te prie, me rappeler au souvenir de mon grand frère littéraire Félix Farris et lui transmettre mes salutations.




À MIKHAÏL NAIMY - Boston 1928


Cette lettre fut écrite, lorsque le livre de Gibran « Jésus fils de l'homme » fut publié chez Alfred A. Knopf. 


Cher Micha,


 Que la paix soit dans ton âme ! Comme il est aimable à toi, et si caractéristique de ton grand coeur, de t'enquérir de ma santé.(...) J'ai appris que tu es revenu à New Babylone ( °) il y a trois semaines. Dis-nous , Oh printemps de la jeunesse, quels genres de trésors tu as ramenés de ton absence spirituelle et corporelle ? Je reviendrai à New-York dans une semaine, et je fouillerai tes poches pour voir ce que tu as rapporté.


Le livre de JÉSUS m'a pris tout l'été, alors que j'étais malade un jour et bien portant le lendemain. Et je peux bien te dire que mon coeur s'y trouve toujours, en dépit du fait qu'il a déjà été publié, et que lui s'est enfui de cette cage.


Gibran


"Un des derniers sourires de Gibran"


À MIKHAÏL NAIMY - Boston mars 1929


Le jardin du Prophète a été publié chez Alfred A. Knopf en 1933, deux ans après la mort de Gibran. 


Cher Micha,


 Comme il est doux de ta part de t'enquérir de ma santé. Je suis à présent dans un état « acceptable », Micha. Les douleurs rhumatismales s'en sont allées (...) Mais le malaise s'est installé dans quelque chose de plus profond que les muscles et les os. Je me demande toujours si je suis dans un état de santé ou de maladie.


C'est un triste état, Micha, de se trouver toujours entre la santé et la maladie. C'est l'une des saisons de ma vie. Et dans ta vie comme dans la mienne il y a l'hiver et le printemps et ni toi ni moi ne pouvons vraiment savoir lequel est préférable à l'autre.


 Lorsque nous nous rencontrerons à nouveau, je te raconterai ce qui m'est arrivé, et alors tu sauras pourquoi je t'ai crié un jour : « Tu as ton Liban, j'ai le mien. » (...)


 Je t'ai dit dans une lettre précédente que les médecins m'ont mis en garde contre le travail. Cependant, il n'y a rien que je puisse faire, sinon travailler, au moins en esprit, ou au moins par dépit ... Que penses-tu d'un livre composé de quatre histoires consacrées à la vie de Michel-Ange, de Shakespeare, de Spinosa et de Beethoven ? Que dirais-tu si je démontrais que leurs réussites étaient l'inévitable résultat de la douleur, de l'ambition, de « l'expatriation » et de l'espoir qui se meut dans le coeur humain ? Quelle est ton opinion sur un livre de ce genre ?


Assez parlé de cela. Pour ce qui est de la rédaction du "Jardin du Prophète", ma décision est prise, mais j'estime qu'il serait sage de me tenir à l'écart des éditeurs pour l'instant.


 Mes salutations à nos frères bien-aimés. Puisse Dieu te garder comme un frère pour ....


Gibran



DE FÉLIX FARRIS - 1930


Lorsque le célèbre écrivain Libanais entendit parler de la maladie de son bien-aimé Gibran, il en fut tellement affecté qu'il en oublia sa propre maladie et qu'il écrivit la lettre qui suit. 


... Gibran, vous voir malade m'est plus pénible que ma propre maladie. Retournons au pays natal du corps pour le stimuler. Lorsque la tempête de la douleur frappe, le corps aspire à la terre et l'âme à sa substance.


 Venez, mon frère, rejetons ce qui est brisé et fuyons avec ce qui est intact vers le lieu où règne le silence. Au fond de moi, il y a une aspiration vers vous, semblable à l'aspiration que j'ai pour le lieu où j'ai laissé mon coeur. Là-bas, à Beyrouth, au port, mes yeux se fixeront sur le coeur des Cèdres Sacrés, le paradis de mon pays.


 Avec vous près de moi, Gibran, mon âme regardera ces Cèdres éternels comme si elle était sur les rives du véritable Univers. Triomphons de nos maux et portons-y remède. La civilisation qui vous a fatigué après de nombreuses années m'a épuisé il y a plusieurs mois.


 Allons, retirons-nous à l'ombre des Cèdres et des pins, car là, nous serons plus près de de la terre et plus près du ciel... Croyez-moi, Gibran, je n'ai pas vu fleurir une fleur, je n'ai pas respiré une senteur aromatique, je n'ai pas entendu le chant d'un rossignol, ni senti le souffle d'une brise joyeuse depuis la dernière fois que mes yeux ont vu l'Orient, votre patrie et la mienne. Allons, réveillons les douleurs dormantes, laissons les cieux de votre pays entendre vos superbes chants.


Que votre pinceau et que votre plume dessinent d'après l'originale ce que vous dessinez maintenant d'après les impressions de la mémoire.


FELIX FARRIS



À FÉLIX FARRIS - 1930


Mon cher Félix,


... N'est-t-il pas étrange que nous soyons frappés par le même trait, au même moment ?


La douleur, mon frère, est une main invisible et puissante qui brise l'écorce du noyau pour en extraire la pulpe.


Je suis toujours à la merci des médecins, et je demeurerai soumis à leurs poids et mesures jusqu'à ce que mon corps se révolte contre eux ou que mon âme se révolte contre mon corps. La mutinerie viendra sous forme de reddition, et la reddition sous forme de mutinerie.


Mais que je sois rebelle ou pas, il faut que je retourne au Liban, et je dois me retirer de cette civilisation qui avance sur des roues. Cependant, je crois qu'il est sage de ne pas quitter ce pays avant que j'aie brisé les chaînes qui m'y attachent. Et ces chaînes et ces liens sont nombreux !


Je voudrais retourner au Liban et y demeurer pour toujours.


Gibran



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Calligraphies de Lassaâd Métoui "Le prophète" Éditions Dervy

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