DES RIRES ET DES LARMES





Je n'échangerais pas le rire de mon coeur contre la fortune des foules.


 Et je n'éprouverais aucune satisfaction à transformer en apaisement les larmes provoquées par l'agonie de mon moi. 


Mon plus fervent espoir est que toute ma vie soit faite de rires et de larmes.

                                                                          

                                                                                                                                                                                                                                            Khalil Gibran

 

L'appel d'un amant

 

 

Où es-tu ma bien-aimée ?

 

Es-tu dans ce petit paradis, à arroser les fleurs qui te regardent comme des enfants regardent le sein de leur mère ?

 

Ou bien dans cette chambre où la châsse de la vertu a été placée en ton honneur, et sur laquelle tu offres mon coeur et mon âme en sacrifice ?

 

Ou parmi les livres, à rechercher le savoir humain, quand tu es gorgée de sagesse céleste ?

 

Ô compagne de mon âme, où es-tu ?

 

Es-tu en train de prier dans le temple ? Ou d'appeler la Nature dans le champ, havre de tes rêves ?

 

Es-tu dans les huttes des pauvres, pour consoler les coeurs brisés avec la douceur de ton âme, et remplir leurs mains de bonté ?

 

Tu es partout l'esprit de Dieu; Tu es plus forte que les générations.

 

Te souvient-il du jour où nous nous sommes rencontrés, quand le halo de ton esprit nous nimbait et que les Anges d'Amour flottaient alentour, chantant la louange des actes de l'âme ?

 

Te souvient-il quand nous nous sommes assis à l'ombre des branches, nous abritant de l'Humanité, tandis que les nervures protégeaient le secret divin du coeur contre le mal ?

 

Te rappelles-tu les sentiers et les forêts où nous marchâmes, les mains jointes, et nos têtes reposant l'une contre l'autre, comme si nous nous cachions en nous ?

 

Te souviens-tu de l'heure où je t'ai dit adieu, et du baiser mariamite que tu déposas sur mes lèvres ? Ce baiser m'a appris que le fait d'unir les lèvres dans l'Amour révèle le secret céleste que la langue ne peut prononcer ! Ce baiser était l'introduction à un grand soupir, comme le souffle du Tout-puissant qui changea l'argile en homme.

 

Ce soupir a guidé mon chemin dans le monde spirituel, annonçant la gloire de mon âme ; et là, elle se perpétueras encore jusqu'à ce que nous nous rencontrions.

 

Je me souviens quand tu ne cessais de m'embrasser, des larmes coulant sur tes joues, et que tu disais : « Les corps terrestres doivent souvent se quitter pour un but séculier et vivre séparés l'un de l'autre pour suivre un dessein temporel. Mais l'esprit reste uni sain et sauf dans les mains de l'Amour, jusqu'à ce que la mort advienne et emporte les âmes unies vers Dieu. »

 

 

«Vas, ma bien-aimée ; l'Amour t'a choisie pour pour le représenter; obéis-lui, car elle est la beauté qui offre à son serviteur la coupe de la douceur de vivre. Et pour mes bras vides, ton Amour demeurera mon jeune époux consolateur; ton souvenir, ma noce Éternelle.»

 

Ou es-tu désormais, toi, mon autre moi ?

 

 Es-tu éveillée dans le silence de la nuit ? que la brise fraîche t'apporte chacun des battements de mon coeur et ma tendresse.

 

Caresses-tu mon visage dans ta mémoire ? Mais cette image n'est plus la mienne, car le chagrin a laissé tomber son ombre sur mes traits heureux du temps jadis.

 

Les soupirs ont flétri mes yeux qui reflétaient ta beauté et ont séché mes lèvres que tu adoucissais par des baisers.

 

Où es-tu, ma bien-aimée ? Entends-tu mes pleurs par-delà l'océan ? Comprends-tu mon besoin ? Sais-tu seulement comme je puis me montrer patient ?

 

Ya-t-il un esprit dans les nuées capable de porter jusqu'à toi le souffle de cette jeunesse mourante ? Ya-t-il une communication secrète entre les anges qui porteront jusqu'à toi ma complainte ?

 

Où es-tu, ma belle étoile ? Les ténèbres de la vie m'ont jeté contre ton sein ; le chagrin m'a conquis. Laisse flotter ton sourire dans l'air ; il m'atteindra et m'enrichira !

 

 Envoie ton parfum dans le vent ; il me soutiendra !

 

Où es-tu ma bien aimée ?

 

Ô, que l'Amour est grand !

 

Et que je suis petit !

 

 

 

 

 

 


Chanson de l'homme



« J'étais ici dès le commencement, et je le suis toujours. Et je resterai ici jusqu'à la fin des mondes, car il n'est pas de fin à mon être en proie à la douleur.


 J'ai arpenté le ciel infini, je me suis élevé dans le monde idéal, et j'ai flotté dans le firmament. Mais je suis ici, prisonnier de la matière.


J'ai entendu les enseignements de Confucius ; J'ai écouté la Sagesse de Brahma ; Je me suis assis à côté de Bouddha sous l'Arbre de la connaissance. Pourtant, je suis ici, et mon existence est ignorance et hérésie.


 J'étais sur le Sinaï quand Jéhovah approcha Moïse ; J'ai vu les miracles du Nazaréen au jourdain ; J'étais à Médine quand Mahomet fut visité. Pourtant, je suis ici, prisonnier de la confusion.


 Puis j'ai été témoin de la puissance de Babylone ; J'ai appris la gloire de l'Égypte ; J'ai vu la grandeur guerrière de Rome. Pourtant, mes enseignements précédents m'ont appris la faiblesse et la douleur de ces réalisations.


 J'ai conversé avec les magiciens d'Ain Dour ; J'ai débattu avec les prêtres d'Assyrie ; J'ai sondé le Coeur des prophètes de Palestine. Pourtant, je recherche toujours la vérité.


 J'ai recueilli la Sagesse de l'Inde sereine ; J'ai exploré les vestiges de l'Arabie ; J'ai entendu tout ce qui peut être entendu. Pourtant, mon coeur est aveugle et sourd.


 J'ai souffert des mains des souverains despotiques ; J'ai subi l'esclavage des envahisseurs fous ; J'ai enduré la faim imposée par la tyrannie ; Pourtant, je possède toujours un pouvoir intérieur avec lequel je dois lutter pour commencer mes jours.


 Mon esprit est rempli, mais mon coeur est vide ; mon corps est vieux, mais mon coeur est comme un enfant. Peut-être mon coeur redeviendra-t-il jeune, mais je prie pour qu'il vieillisse avant l'heure de mon retour vers Dieu. Alors seulement, mon coeur se remplira à nouveau.


 J'étais ici dès le Commencement, et je le suis toujours .Et je resterai ici jusqu'à la fin des mondes, car il n'est pas de fin à mon être en proie à la douleur.»

 



La chanson de la fleur



Je suis un mot gentil dit et répété


par la voix de la Nature


Je suis une étoile tombée de la


tente bleue sur le tapis vert.


Je suis la fille des éléments


avec lesquels l’Hiver a procréé;


à qui le Printemps a donné naissance; je fus


érigée dans le giron de l’Été et je


me suis endormie dans le lit de l’Automne


À l’aube, je m’unis à la brise


pour annoncer la venue de la lumière;


le soir, je rejoins les oiseaux


dans leur salut à la lumière.


Les plaines sont ornées de


mes belles couleurs, et l’air


est embaumé par mon parfum.


Quand j’étreins le Soleil, les yeux de


la nuit me regardent, et quand je


m’éveille, je regarde le soleil, qui est


l’oeil unique du jour.


Je bois la rosée comme du vin, je prête l’oreille


aux voix des oiseaux et je danse


sur le mouvement rythmé de l’herbe.


Je suis le cadeau de l’amant; je suis la guirlande des noces;


Je suis le souvenir d’un moment de bonheur;


Je suis le dernier cadeau du vivant au mort;


Je suis une part de joie et une part de chagrin.


Mais je regarde vers le haut pour ne voir que la lumière,


et ne regarde jamais vers le bas pour voir mon ombre.


C’est une sagesse que l’homme devrait apprendre.





Quand la nuit tombe, la fleur replie ses pétales et s'endort avec l'amour, et à l'aube, elle entrouvre ses lèvres pour recevoir les baisers du soleil, entrecoupés par les taches des nuages qui ne font que passer.


La vie des fleurs est espoir, accomplissement, et paix ; larmes et rires.


L'eau disparaît, s'élève et se transmue en nuages qui se rassemblent au-dessus des collines et des vallées ; et quand elle rencontre la brise, elle retombe sur les champs et rejoint le ruisseau qui chante en suivant son cours vers la mer.


La vie des nuages est une vie d'adieux et de retrouvailles ; larmes et rires.


C'est ainsi que l'esprit se détache du corps et parcourt le monde de la matière, passant comme un nuage au-dessus des vallées du chagrin et des montagnes du bonheur jusqu'à ce qu'il rencontre la brise de la mort et retourne à son lieu de départ, cet océan infini de l'amour et de la beauté qui est Dieu.


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"Oeuvres de Khalil Gibran"

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