JÉSUS FILS de L'HOMME  

 



« Mon art ne peut trouver meilleur lieu de résidence que la personnalité de JÉSUS. Sa vie est le symbole de l'Humanité.

Il sera toujours la figure suprême de tous les âges, et en Lui nous trouverons le mystère, la passion, l'Amour, l'imagination, la tragédie, la beauté, l'idylle, et la vérité. »

                                                                                                                                                                                                         Gibran à Mary Haskell



 MARIE-MADELEINE



 Ce fut au mois de juin que je le vis pour la première fois. Il marchait dans le champ de blé alors que je passais avec mes suivantes. Il était seul. Le rythme de son pas était différent de celui des autres hommes, et le mouvement de son corps ne ressemblait aucunement à ce que j'avais vu auparavant. Aucun homme ne foule le sol de cette façon-là. Et même aujourd'hui, je ne sais s'il marchait d'un pas lent ou leste. Mes suivantes le montrèrent du doigt et sussuraient entre elles des mots timides.


 Je m'attardai un moment et levai la main pour le saluer. Mais il ne se retourna pas, ni ne me regarda. Et je le détestai. Mon coeur se sentit meurtri et le froid me pénétra jusqu'à l'âme. Je fus transie. Cette nuit-là, je le vis dans mes songes. Le lendemain, l'on me raconta que je criais dans mon sommeil agité.


 Ce fut au mois d'août que je le vis par la fenêtre, assis à l'ombre d'un cyprès de l'autre côté de mon jardin. Il était immobile, telles les statues d'Antioche et d'autres cités du Pays du Nord. Mon esclave, l'Égyptienne, vint vers moi et me dit :« Cet homme est de nouveau là. Il est assis dans votre jardin. »


 Je le contemplai, et sa beauté fit frémir le tréfonds de mon âme. Son corps était unique et chacune de ses parties paraissait amoureuse des autres. Alors je me vêtis de parures damascènes et quittai ma maison pour me diriger vers lui. Était-ce ma solitude ou était-ce sa fragrance qui m'attirait vers lui ? Était-ce une soif dans mes yeux qui désirait la grâce ou était-ce sa beauté que sondait la lumière de mes yeux ? Je l'ignore toujours.


 je marchai vers lui, après avoir parfumé mes vêtements et mis mes sandales dorées que m'avait offerte le capitaine romain. Arrivée à sa hauteur, je lui dis : « Salut à toi. _ Je te salue, Miryam », me répondit-il.


 Il me regarda comme aucun homme ne m'avait regardée. Je vis la nuit se loger dans ses yeux. Et soudain, je me sentis timide comme si j'étais nue. Pourtant il m'avait seulement dit :« je te salue, Miryam. »


 Je lui demandai : « Ne viendrais-tu pas chez moi ? Ne suis-je pas déjà chez toi ? » me répliqua-t il. Je ne le compris point, mais à présent je le sais. Et je lui dis : « Ne voudrais-tu pas partager pain et vin avec moi ? Oui, Miryam, mais pas maintenant », me répondit-il. " Pas maintenant, pas maintenant.". La voix de la mer était dans ces deux mots, ainsi que la voix du vent et des arbres. Et lorsqu'il me les adressa, la vie parlait à la mort.


Car sache, mon ami, que j'étais morte. J'étais une femme qui avait divorcé de son âme. Je vivais hors de cet être que vous voyez maintenant. J'appartenais à tous les hommes et à aucun. On m'appelait fille de joie et femme possédé des sept démons. J'étais maudite et enviée.


 Comme il me regardait, je vis cette fois l'aube poindre dans ses yeux. Toutes les étoiles de la nuit en moi s'évanouirent et je devins Miryam, seulement Miryam, une femme repoussée hors de la terre qu'elle avait connue pour se trouver dans de nouvelles aires.


 Et je lui redemandai : « Je te supplie d'entrer chez moi . » Tout ce qui était terre et ciel en moi me portait à l'invoquer. Ensuite il me regarda, et je vis le soleil au zénith dans son regard. Il me dit: « Tu as beaucoup d'amants et pourtant je suis le seul à t'aimer. Tes amants satisfont leur amour-propre à tes cotés. Moi, je t'aime dans ton être. Ils voient en toi une beauté qui se fanera plus rapidement que leur propre jeunesse. Moi, je vois en toi une beauté qui ne se flétrira pas, et à l'automne de ta vie cette beauté ne craindra pas de se contempler dans un miroir, elle ne sera point outragée. Moi seul j'aime l'invisible en toi. » Puis, il dit d'une voix basse : « Pars à présent. Si ce cyprès t'appartient et si tu ne veux pas que je m'asseye à son ombre, je poursuivrai mon chemin. »


 Et je m'écriai : « Maître, viens chez moi. J'ai de l'encens que je brûlerai pour toi et une bassine d'argent pour tes pieds. Tu m'es inconnu et pourtant tu ne m'es point inconnu. Je t'implore, viens chez moi. »


 Alors il se leva et son regard se posa sur moi comme les saisons dominent du regard les champs et il sourit. « Tous les hommes t'aiment pour eux-mêmes. Moi, je t'aime pour toi-même », me dit-il de nouveau. Et il s'éloigna. Mais jamais un homme ne marcha comme lui.


Était -ce un souffle né dans mon jardin qui se déplaçait vers l'est ? Ou était-ce une tempête qui ébranlerait toutes choses jusque dans leurs racines ? je l'ignorais. Mais ce jour-là, je vis le soleil se coucher dans ses regards pour terrasser le dragon en moi et je devins une femme. Je devins Miryam, Miryam de Magdala.



 LUC



 Jésus dédaignait et méprisait les hypocrites. Sa colère était telle une tempête qui les flagellait, sa voix était tonnerre dans leurs oreilles et ils le craignaient. Dans la peur qu'il leur inspirait, ils tramaient sa mort et, comme les taupes dans la terre obscure, ils travaillaient à miner le sol sous ses pas. Mais il ne tombait point dans leurs pièges. Il se riait d'eux, car il savait que l'esprit ne sera pas bafoué et ne sera pas la proie des embûches.


 Il prenait un miroir dans sa main, et il y voyait le paresseux et le boiteux et ceux qui chancellent et tombent en route avant d'atteindre le sommet. Il avait pitié d'eux tous. Il les aurait même élevés à sa hauteur et se serait chargé de leurs fardeaux. Il eût même invité leur fragilité à s'appuyer sur sa force . Il ne condamnait farouchement ni le menteur, ni le voleur, ni l'assassin. Mais il condamnait foncièrement l'hypocrite dont la face est masquée et dont les mains sont gantées.


 J'ai souvent médité sur le coeur qui abrite tous ceux qui viennent des terres arides à la recherche de leur sanctuaire, mais qui, pour l'hypocrite, est cependant fermé et scellé.


 Un jour, tandis que nous nous reposions avec lui dans le jardin des grenadiers, je lui dis : « Maître, tu pardonnes à tous, pécheurs, faibles et infirmes, tu les consoles tous, excepté les hypocrites. »


 Il répondit : « Tu as bien choisi tes mots quand tu as appelé les pécheurs faibles et infirmes. Je leur pardonne, en effet, la faiblesse du corps et l'infirmité de l'esprit. Car leurs défauts leur furent transmis par leurs aïeux ou par la voracité de leurs voisins. Mais je ne tolère pas l'hypocrite parce qu'il attache un joug sur les simples et les bons. Les chétifs, que tu appelles pécheurs, sont comme des oiselets qui n'ont pas encore de plumes et tombent du nid. L'hypocrite est le vautour qui attend sur un rocher la mort de sa proie. Les autres pécheurs sont des hommes perdus dans leur désert. Mais l'hypocrite n'est pas perdu. Il connaît le chemin et il se rit toutefois entre dunes et vents. C'est pour cela que je ne le reçois pas. »


 Ainsi parla notre Maître et je ne compris point. Mais à présent, je comprends. Les hypocrites du pays mirent alors la main sur lui et le jugèrent. Ils s'estimèrent justifiés, car ils invoquèrent dans le Sanhédrin la Loi de Moïse en témoignage et comme preuve contre lui.


 Ceux qui violent la loi à chaque lever du soleil et la violent de nouveau à chaque coucher du soleil consommèrent sa mort.




 JEAN LE FILS DE ZÉBÉDÉE



 Vous avez remarqué que certains parmi nous appellent Jésus " le Christ ", d'autres " le Verbe ", et d'autre encore " le Nazaréen" , et d'autres encore " le fils de l'homme ". Je tenterais d'éclaircir ces noms à la lumière de ce qui m'est donné. Le Christ, celui qui vivait dans les temples les plus reculés, est la flamme de Dieu qui habite l'esprit de l'homme.


Il est la volonté du seigneur. Il est le Verbe premier qui désire parler par notre voix et vivre dans notre ouÏe afin que nous soyons éveillés pour mieux comprendre. Le Verbe du Seigneur notre Dieu éleva une demeure en chair et en os et fut un homme tel que vous et moi. Car nous ne pouvions entendre la mélodie du vent qui n'a point de corps, ni voir notre moi suprême errant dans la brume.


 Le christ est venu au monde plusieurs fois et a parcouru bien des terres. Et il a toujours été considéré comme un étranger et un dément. Cependant, l'écho de sa voix ne s'est jamais réduit à néant, car la mémoire de l'homme conserve ce que l'esprit néglige de conserver. Celui-là même est le Christ, l'invisible et l'omniprésent, qui accompagne l'homme vers l'éternité.


 N'avez-vous pas entendu parler de lui sur les routes des Indes, dans les terres des mages et sur les dunes de l'Égypte ? Ici, dans votre Pays du Nord, vos poètes chantèrent jadis Prométhée, celui qui apporta le feu au monde et en qui l'homme put réaliser ses désirs et libérer ses espérances enchaînées ; et Orphée qui, avec une voix et une lyre, insuffla l'esprit dans l'homme et dans le fauve. Et n'avez-vous pas entendu parler de Mithra, le roi, et de Zoroastre, le prophète des Perses, qui s'éveillèrent du sommeil premier de l'homme et se tinrent au chevet de nos rêves ?


 Nous-mêmes, nous devenons un être oint quand nous nous trouvons dans le Temple Invisible, une fois tous les mille ans. Alors, surgit un incarné et, à son arrivée, notre silence devient mélodie. Et cependant, nous ne prêtons pas toujours l'oreille pour mieux écouter ni n'ouvrons l'oeil pour mieux voir.


 Jésus le Nazaréen naquit et fut élevé comme nous. Sa mère et son père étaient comme nos pères et nos mères. Il était un homme. Mais le Christ, le verbe qui était au commencement , l'Esprit qui veut que nous vivions notre vie en sa plénitude, se joignit à Jésus et resta avec lui. L'Esprit était la main agile du Seigneur et Jésus était la harpe. L'Esprit était le psaume et Jésus en était le chant.


 Jésus, l'homme de Nazareth, était l'hôte et le porte-voix du Christ qui marchait avec nous au soleil et nous étions ses amis. En ces jours, les collines de Galilée et ses vallées n'entendaient que sa voix. Et moi, j'étais alors jeune, je suivais son chemin et marchais sur les traces de ses pas. Je suivais ses pas pour entendre les paroles du Christ des lèvres de Jésus de Galilée. À présent, vous voudriez savoir pourquoi certains parmi nous l'appelaient le Fils de l'Homme. Lui-même désirait être appelé ainsi, car il connaissait la faim et la soif de l'homme, et admirait l'homme en quête de son moi suprême.


 Le Fils de l'Homme était Christ le Gracieux, qui voulait être avec nous. Il était Jésus le Nazaréen qui voulait mener tous ses frères à l'Oint, ou même au Verbe qui était avec Dieu depuis le commencement. Dans mon coeur habite Jésus de Galilée, l'Homme supérieur à tous les hommes, le poète qui nous versifie tous en poèmes, l'Esprit qui frappe à notre porte et nous invite à nous réveiller à nous lever et à marcher, dévoilés et ailés, pour aller à la rencontre de la vérité.




 NATHANAËL



Certains disent que Jésus de Nazareth était doux et humble. Et bien que juste et droit, on dit qu'il était un homme timide et qu'il était souvent rendu confus par les forts et les puissants ; et qu'en présence d'hommes autoritaires, il était un agneau parmi les lions. Mais moi je dis que Jésus avait de l'autorité sur les hommes, et qu'il connaissait son pouvoir et le proclamait sur les collines de Galilée et dans les villes de Judée et de Phénicie.


 Quel homme doux et docile dirait : « Je suis la vie, je suis le chemin de la vérité » ? Quel homme humble et simple dirait : « Je suis en Dieu, notre Père, et notre Dieu, le Père, est en moi » ? Quel homme insoucieux de sa propre force dirait : « Celui qui ne croit pas en moi ne croit pas en cette vie ni en la vie éternelle » ? Quel homme insouciant du lendemain proclamerait : « Votre monde périra et se réduira en cendres éparses bien avant que ne périssent mes paroles » ? Doutait-il de lui-même quand il dit à ceux qui le tentèrent avec une prostituée : « Que celui qui est pur de tout péché jette une pierre » ?


Craignait-il l'autorité quand il chassa les changeurs de la cour du temple, bien que leur commerce fût permis par les grands prêtres ? Ses ailes étaient-elles brisées lorsqu'il cria : « mon royaume est au-dessus de vos royaumes terrestres » ? Cherchait-il à s'abriter derrière les mots quand il répétait inlassablement : « Détruisez ce temple et je le reconstruirai en trois jours » ? Était-ce un lâche qui secouait le poing à la face des dignitaires et les appelait « menteurs et infâmes, vils et dégénérés » ?


 Je suis écoeuré et mes entrailles se soulèvent en voyant ces coeurs faibles appeler Jésus doux et humble afin de justifier leur propre faiblesses, et ces hommes foulés aux pieds le qualifier de ver qui brille à leur côtés pour leur consolation et leur réconfort. Oui, j'en suis écoeuré, car c'est le chasseur puissant que je désire prêcher ainsi que l'invincible esprit des hauteurs.


 

 

CLÉOPHAS DE BETHROUNE



 Lorsque Jésus parlait, le monde entier se taisait pour écouter. Ses paroles n'étaient pas destinées à nos oreilles, mais plutôt aux éléments avec lesquels Dieu créa la terre.


 Il parlait à la mer, notre immense patrie, qui nous mit au monde. Et il parlait aux montagnes, nos grands frères, dont les sommets ont l'attrait des promesses. Et, par-delà les mers et les montagnes, il parlait aux anges à qui nous confions nos rêves avant même que le limon en nous ne se desséchât au soleil. Et ses paroles continuent à bercer nos coeurs comme une chanson d'Amour à demi oubliée, et parfois elles se frayent un chemin de flammes jusqu'à notre mémoire. Son parler était simple et joyeux et le son de sa voix était comme de l'eau fraîche dans une terre aride.


Une fois, il tendit la main au ciel et ses doigts ressemblaient aux rameaux d'un sycomore; et il dit d'une voix forte : « Les prophètes des temps jadis vous ont parlé et vos oreilles sont pleines de leurs paroles. Mais moi je vous dis, ôtez de vos oreilles ce que vous avez entendu. » Et ces mots, « moi je vous le dis », n'étaient pas proférés par un homme de notre espèce ou de notre monde, mais plutôt par une volée de séraphins parcourant le ciel de la Judée.


 Il citait la loi et les prophètes et sans cesse il ajoutait: « Mais moi, je vous le dis. » Oh, quelles paroles en flammes, quelles vagues de mer inconnues qui déferlent sur le rivage de notre esprit : « Mais moi, je vous le dis » ! Quelles étoiles qui recherchent les ténèbres de l'âme et quelles âmes éveillées qui attendent l'aurore !


Pour parler des discours de Jésus, on devrait comprendre son discours ou, du moins, saisir son écho. Je ne maîtrise pas l'art du discours, ni de l'écho. Veuillez me pardonner d'avoir commencé une histoire que je ne peux terminer. Mais sa fin n'a pas encore atteint mes lèvres. Elle demeure un chant d'Amour qui s'élève dans le vent.




 UNE CERTAINE MIRYAM



 Sa tête était toujours levée vers les cieux et la flamme de Dieu habitait ses yeux. Il était souvent triste, mais sa tristesse était tendresse envers les souffrants et présence auprès des solitaires.


 Quand il souriait, son sourire était comme une faim qui appelle on ne sait quoi, tel un firmament qui étoile les paupières des enfants et à l'instar d'une pluie de mannes sur les mains des démunies. Il était triste, mais d'une tristesse qui s'élève jusqu'aux lèvres pour se dessiner en sourire.


Sa tristesse était tel un voile doré jeté sur la forêt quand l'automne recouvre la terre. Et parfois, c'était comme un clair de lune qui enlace les rivages du lac. Il souriait comme si ses lèvres fredonnaient des chants de noces. Et pourtant, il était triste, car il était ailé mais refusait de fendre l'air par-dessus son compagnon.



ROMANOS - UN POÈTE GREC



C'était un poète. ll regardait et nos yeux voyaient, il écoutait et nos oreilles entendaient. Nos paroles silencieuses prenaient vie sur ses lèvres. Et ses doigts touchaient ce que nous ne pouvions sentir. Des volées d'oiseaux s'élançaient de son corps vers le nord et vers le sud, et les petites fleurs des versants soutenaient ses pas sur le chemin des cieux.


 Je l'ai vu, maintes fois, se courber pour caresser les brins d'herbe. Et dans mon coeur, je l'entendais dire : « Petites choses vertes, vous serez près de moi dans mon royaume, avec les chênes de Beyssane et les cèdres du Liban. » Il aimait tout ce qui est beau, le visage timide d'un enfant, la myrrhe et l'encens des pays du sud.


 Il aimait une grenade ou une coupe de vin qu'on lui offrait avec bonté, peu lui importait qu'elles lui fussent offertes dans une auberge par un étranger ou par quelque hôte opulent. Et il aimait les fleurs de l'amandier. Je l'ai vu les amasser dans ses mains et se couvrir le visage de leurs pétales, comme s'il désirait enlacer de son Amour tous les arbres du monde. Il connaissait les mers et les cieux et il parlait de perles dont l'éclat dépasse la lumière de nos jours, et d'étoiles qui scintillent au-delà de nos nuits. Il connaissait les montagnes comme les aigles les connaissent et les vallées comme les connaissent les fleuves et les ruisseaux. Et il y avait un désert dans son silence et un jardin dans ses paroles.


Oui, c'était un poète dont le coeur habitait sous les feuillages des hauteurs célestes. Ses chants, bien que chantés pour nos oreilles et entendus par les hommes d'une autre terre où la vie est éternelle jeunesse et où le temps est toujours aurore.


Autrefois, je me considérais aussi comme un poète. Mais lorsque je me trouvai en sa présence, en Béthanie, je sus ce que c'était de jouer d'un instrument à une seule corde devant celui qui maîtrise tous les instruments. Car dans sa voix, il y avait le rire du tonnerre, les larmes de la pluie et la danse joyeuse des arbres dans le vent. Et dès lors que je sus que ma lyre n'avait qu'une seule corde et que ma voix ne tissait ni les souvenirs d'hier ni les espoirs de demain, je mis ma lyre de côté et à jamais, je gardai le silence.


Mais depuis, au crépuscule, je prête l'oreille et écoute, le souverain de tous les poètes.



  

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 UN PHILOSOPHE



 Lorsqu'il était parmi nous, il nous contemplait, nous et notre monde, avec des yeux émerveillés. Car ses yeux n'étaient pas recouverts par le voile des années et, à la lumière de sa jeunesse, tout était clarté. Bien qu'il connût la profondeur de la beauté,il était sans cesse surpris par sa sérénité et sa majesté.


Il regardait la terre comme le premier homme avait regardé le premier jour. Nous, dont les sens se sont émoussés, nous regardons dans l'éclat du jour, mais nous ne voyons pas. Nous tendons l'oreille, mais nous n'entendons pas. Et nous avançons la main, mais nous ne touchons rien. Même si on brûle tout l'encens de l'Arabie, nous poursuivrons notre chemin sans rien sentir. Nous ne voyons pas le laboureur revenant de son champ à la tombée de la nuit; nous n'entendons pas la flûte du berger quand il mène son troupeau au bercail; nous n'ouvrons pas les bras pour embrasser le couchant ni ne cueillons les roses de Saron pour sentir leur fragrance.


 Non, nous n'honorons pas le roi sans royaume et nous n'entendons la mélodie de la harpe que lorsque les cordes sont vibrées par des mains; et nous ne voyons pas un enfant jouer sous les oliviers comme s'il était lui-même un jeune olivier. Et toute parole doit naître de lèvres, sinon nous nous considérons comme des sourds muets. En vérité, nous regardons, mais nous ne voyons pas; nous écoutons mais nous n'entendons pas; nous mangeons et buvons, mais nous apprécions aucune saveur.


Et c'est là que réside la différence entre Jésus de Nazareth et nous. Ses sens étaient constamment renouvelés, et pour lui le monde était en éternelle renaissance.


 Pour lui, le balbutiement d'un enfant n'était pas moindre que le cri de toute l'humanité, alors que pour nous c'est un simple balbutiement. Pour lui,la racine d'un bouton-d'or était une aspiration vers Dieu, alors que pour nous, c'est une simple racine.




 MARIE-MADELEINE



 Sa bouche était comme le coeur d'une grenade et les ombres dans ses yeux étaient profondes. Il était tendre, en homme conscient de sa force. Dans mes rêves, je voyais les rois du monde se tenir devant lui avec une crainte révérencielle.


 Je voudrais parler de son visage, mais comment ? Il était comme la nuit qui ignore les ténèbres et comme le jour qui dompte les tumultes. C'était un visage triste et c'était un visage joyeux.


 

Je le vois encore, sa main élevée vers le ciel et ses doigts écartés, tels les rameaux d'un ormeau. Il enjambait le soleil couchant. Pourtant, il ne marchait pas. Il était lui-même une route sur la route, comme un nuage suspendu au-dessus de la terre qui s'abaisse pour rafraîchir la terre.


 Mais lorsque je me tins devant lui et lui parlai, il était un homme et son visage était imposant. Et il me demanda: « Que veux-tu, Miryam ? » Je ne lui répondis pas, mais mes ailes enveloppèrent mon secret et mon coeur en fut réchauffé.Trop éblouie par sa Lumière, je me retournai et m'éloignai. Non par honte, mais par timidité.


Je désirai être seule avec ses doigts sur les cordes de mon coeur.




 BENJAMIN LE SCRIBE



 On a dit que Jésus était l'ennemi de Rome et de la Judée. Mais moi je dis que Jésus n'était l'ennemi d'aucun homme ni d'aucune race.


 Je l'ai entendu dire: « Les oiseaux des airs et des cimes des montagnes ne se soucient pas des vipères dans leurs nids obscurs. Que les morts enterrent leurs morts. Soyez vous-mêmes parmi les vivants et volez haut. »


Je n'étais pas son disciple. J'étais seulement un parmi la foule qui le suivait, pour contempler son visage. Il regardait Rome et nous, esclaves de Rome, comme un père regarde ses enfants s'amuser avec leurs jouets et se disputer le jouet le plus grand. Et de sa hauteur, il riait.


 Il était seul et solitaire, et il était l'éveil; Il a pleuré toutes nos larmes non versées et il a souri à toutes nos révoltes. Il savait qu'il était en son pouvoir de naître avec tous ceux qui ne sont pas encore nés et de les amener à voir non pas avec leurs yeux, mais avec les siens.


 Jésus fut le commencement d'un nouveau royaume sur terre et ce royaume persistera. Il était le fils et le petit-fils de tous les rois qui ont édifié le royaume de l'esprit. Et seul les rois de l'esprit ont gouverné notre monde.




 PHILIPPE



Quand notre bien-aimé mourut, toute l'humanité mourut. Et toutes choses, pour un instant, étaient inertes et grises.


Alors l'Est s'obscurcit, et une tempête de neige en surgit et balaya la terre. Les yeux du firmament s'ouvrirent et se fermèrent, et la pluie tomba en torrents et emporta le sang qui avait coulé de ses mains et de ses pieds. Moi aussi je mourus. Mais dans les profondeurs de mon oubli, je l'entendais parler et dire: « Père, pardonne-leur parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils font. » Et sa voix retrouva mon esprit en dérive, et je fus ramené au rivage.


J'ouvris les yeux et je vis son corps blanc suspendu contre les nuages, et ses paroles que j'avais entendues prirent corps en moi et je devins un homme nouveau. Et je n'étais plus triste.


Qui s'attristerait devant une mer qui dévoile son visage, ou devant une montagne qui rit au soleil ? Quel était ce coeur d'homme qui, bien que percé, pouvait prononcer de telles paroles ? Quel autre juge d'hommes a ainsi absous ses juges ? Et l'Amour a-t-il jamais défié la haine avec une force plus sûre d'elle-même ? Entendit-on jamais un tel clairon entre ciel et terre ? Vit-on, avant lui, un assassiné éprouver de la compassion pour ses bourreaux ? Ou un météore arrêter sa percée pour une taupe ?


 Les saisons se lasseront et les années vieilliront avant que ne s'épuisent ces mots: « Père, pardonne-leur parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils font. » Et toi et moi, bien que renaissant sans cesse, nous les conserverons. Et maintenant, je rentrerai chez moi, et me tiendrai, tel un mendiant exalté, devant la porte de son royaume.




 BIRBARAH DE YAMMOUNI



 Jésus était patient avec les sots et les stupides, tout comme l'hiver attend le printemps.


Il était patient telle une montagne dans le vent; Il répondait avec bienveillance aux interrogatoires cruels de ses ennemis. Il pouvait même garder le silence en face de la chicane et de la dispute, car il était fort, et les forts peuvent être tolérants.


Mais Jésus était aussi impatient. Il ne ménageait pas les hypocrites. Il ne cédait pas devant les rusés, ni devant les jongleurs de mots. Et il ne se laissait pas dominer.


 Il était impatient avec ceux qui ne croient pas en la lumière parce qu'ils vivent dans l'ombre; et avec ceux qui guettent les signes dans les étoiles plutôt que dans leur coeur.


 Il était impatient avec ceux qui soupèsent et mesurent le jour et la nuit avant de confier leurs rêves à l'aube ou au crépuscule.


 Jésus était patient. mais il était aussi le plus impatient des hommes. Il vous faisait tisser le drap, dussiez-vous passer des années entre le métier et la toile. Mais il n'admettait pas que quelqu'un déchirât qu'un pouce de l'étoffe tissée.


 Jésus était patient. mais il était aussi le plus impatient des hommes. Il vous faisait tisser le drap, dussiez-vous passer des années entre le métier et la toile. Mais il n'admettait pas que quelqu'un déchirât qu'un pouce de l'étoffe tissée.




 BARABAS



Il me relâchèrent et le choisirent. Alors, il s'éleva et je tombai. Et ils firent de lui une victime et un sacrifice pour la Pâque. Je fus délivré de mes chaînes et marchait avec la foule derrière lui, mais j'étais un homme vivant, marchant vers ma propre tombe.


 Le voleur qui fut crucifié à sa droite dit: « Toi, Jésus de Nazareth, tu saignes avec moi ? » Et Jésus répondit et dit: « Si ce n'était pour ce clou qui me retient la main, je la tendrais pour empoigner ta main. Nous sommes crucifiés ensemble. Si seulement ils avaient érigé ta croix plus près de la mienne. »




Il baissa alors les yeux et contempla sa mère, et un jeune homme qui se tenait à son côté. Il dit: « Mère, vois ton fils à ton côté. Femme, vois l'homme qui portera ces gouttes de mon sang vers le Pays du Nord. » Et quand il entendit les lamentations des femmes de Galilée, il dit: « regardez, elles pleurent et j'ai soif; Je suis retenu trop haut pour atteindre leurs larmes. Je ne boirai pas de vinaigre ni de fiel pour étancher cette soif. »


 Alors il leva les yeux, grands ouverts, vers le ciel et dit: « Père, pourquoi nous as-tu abandonné ? » Puis il ajouta dans sa compassion: « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font. »


 Quand il prononça ces mots, je crus voir tous les hommes prosternés devant Dieu implorant le pardon pour la crucifixion de ce seul homme. Puis, il dit d'une voix puissante; « Père, entre tes mains, je remets mon esprit. »


 Finalement il leva la tête et dit: « Tout est fini, à présent, mais seulement sur cette colline. » Et il ferma les yeux. Des éclairs déchirèrent alors les cieux ténébreux et un grondement de tonnerre ébranla mers et terres.


Je sais maintenant que ceux qui l'ont tué à ma place achevèrent mon tourment éternel. Sa crucifixion ne dura qu'une heure. Mais je serai crucifié jusqu'à la fin de mes jours.




 SIMON DE CYRÈNE



 Je m'en allais aux champs lorsque je le vis porter sa croix. Et une foule immense le suivait. Alors, moi aussi, je marchai à côté de lui. Son fardeau le faisait arrêter bien des fois parce que son corps était épuisé. Puis, un soldat romain s'approcha de moi et dit: « Viens, tu es fort et bien bâti. Porte la croix de cet homme. »


 En entendant ces mots, mon coeur se gonfla de joie et de reconnaissance. Et je portai sa croix. Elle était lourde, car elle était faite de peuplier tout trempé des pluies de l'hiver.


Et Jésus me regarda. Et la sueur de son front ruisselait dans sa barbe. De nouveau, il me regarda et dit; « toi aussi, tu bois de cette coupe ? En vérité, tu t'y désaltéreras avec moi jusqu'à la fin des temps. » En disant ceci, il posa la main sur mon épaule libre. Et nous marchâmes ensemble vers le mont du Crâne;


 Je ne sentis plus le poids de la croix. Je ne sentais que sa main, telle une aile d'oiseau sur mon épaule. Puis nous atteignîmes le sommet de la colline, là où ils devaient le crucifier. Alors je sentis le poids de l'arbre.




 Il ne prononça aucun mot, ni n'exhala aucune plainte pendant qu'ils enfonçaient les clous dans ses mains et ses pieds. Et son corps ne frémit pas sous les coups du marteau. Il semblait que ses mains et ses pieds étaient déjà morts et qu'ils ne retrouveraient la vie qu'une fois baignés dans le sang. Il semblait même rechercher les clous comme le prince aspire à son sceptre et attendre avec avidité d'être élevé vers les hauteurs.


 Et mon coeur ne songeait pas à éprouver de la pitié, car il débordait d'émerveillement.


Aujourd'hui, cet homme dont j'ai porté la croix est devenu ma croix. Si l'on me disait à nouveau « Porte la croix de cet homme » , je la porterais jusqu'à ce que ma route se termine devant ma tombe. Mais je le supplierais de poser sa main sur mon épaule.


 Bien des Années se sont écoulées depuis ce jour.


 Et même aujourd'hui, lorsque je dirige la charrue dans les champs et au moment où je sens le sommeil m'engourdir, je pense à cet homme bien-aimé. Et je sens sa main ailée, ici sur mon épaule gauche.



 

 

Images

Les illustrations sont des photographies du film "Jésus de Nazareth" de Franco Zeffirelli

Les dessins représentant le visage de JÉSUS sont de Khalil Gibran

( Choix de textes )