LE PROPHÈTE

 


Quant au "Prophète" c'est un livre que j'ai songé écrire il y a un millier d'années...


Que puis-je dire de ce Prophète ? Il est ma renaissance et mon premier baptême, la seule pensée en moi qui me rendra digne de me tenir dans la lumière du soleil.


 Il m'avait crée avant que je le crée, et il m'avait silencieusement incité à le suivre pendant sept mille lieues avant qu'il apparaisse devant moi pour me dicter ses voeux et ses aspirations.

 

                                                                                                                                                                                                              Khalil Gibran



" ALMUSTAFA, l'élu et le bien aimé, qui était l'aurore de son propre jour, avait attendu durant douze années dans la cité d'Orphalese que revînt le vaisseau qui devait le ramener dans l'île de sa naissance."


" Et avant de prendre la mer... Au peuple d'Orphalese il dit... "



 

De L'Amour



 Quand l'Amour vous fait signe, suivez-le, bien que ses voies soient dures et escarpées. Et lorsque ses ailes vous enveloppent, cédez-lui, bien que l'épée cachée dans son pennage puisse vous blesser.


 Et lorsqu'il vous parle, croyez en lui, malgré que sa voix puisse briser vos rêves comme le vent du nord saccage vos jardins.


 Car de même que l'Amour vous couronne, il doit vous crucifier. De même qu'il est pour votre croissance il est aussi pour votre élagage. De même qu'il s'élève à votre hauteur et caresse vos branches les plus légères qui tremblent dans le soleil, Ainsi pénétrera-t-il jusques à vos racines et secouera dans leur attachement à la terre.


 Comme des gerbes de blé il vous emporte. Il vous bat pour vous mettre à nu. Il vous tamise pour vous libérer de votre bale. Il vous broie jusqu'à la blancheur. Il vous pétrit jusqu'à ce que vous soyez souples ; et alors il vous livre à son feu, pour que vous puissiez devenir le pain sacré du festin de Dieu.


 Toutes ces choses , l'Amour les fera pour que vous puissiez connaître les secrets de votre coeur et devenir, en cette connaissance, un fragment du coeur de la Vie. Mais si dans votre peur, vous ne recherchez que la paix de l'Amour et le plaisir de l'Amour; alors il vaut mieux couvrir votre nudité et sortir de l'aire de l'Amour, pour vous rendre dans le monde sans saisons où vous rirez, mais non pas de tous vos rires, et pleurerez, mais non pas toutes vos larmes.


 L'Amour ne donne que de lui-même et ne prend que de lui-même. L'Amour ne possède pas, et ne veut pas être possédé ; car l'Amour suffit à l'Amour.


 Quand vous aimez , vous ne devez pas dire « Dieu est dans mon coeur », mais plutôt, « je suis dans le coeur de Dieu ». Et ne pensez pas que vous pouvez guider le cours de l'Amour, car l'Amour, s'il vous trouve dignes, dirigera votre cours.


 L'Amour n'a point d'autre désir que de s'accomplir. Mais si vous aimez et devez avoir des désirs, qu'ils soient ceux-ci : se fondre et être un ruisseau coulant qui chante sa mélodie à la nuit. Connaître la douleur de trop de tendresse. Être blessé par sa propre intelligence de l'Amour ; et saigner volontiers et joyeusement. Se réveiller à l'aurore avec un coeur ailé et rendre grâce pour une autre journée d'Amour ; se reposer à l'heure de midi et méditer sur l'extase de l'Amour ; rentrer en sa demeure au crépuscule avec gratitude, et alors dormir avec en son coeur une prière pour le bien-aimé, et sur les lèvres un chant de louanges.



 

Du Mariage



Vous êtes nés ensemble et ensemble vous resterez pour toujours. Vous resterez ensemble quand les blanches ailes de la mort disperseront vos jours. Oui, vous serez ensemble jusque dans la silencieuse mémoire de Dieu. Mais qu'il y ait des espaces dans votre communion, et que les vents du ciel dansent entre vous.


 Aimez-vous l'un l'autre, mais ne faites pas de l'Amour une entrave : qu'il soit plutôt une mer mouvante entre les rivages de vos âmes. Emplissez chacun la coupe de l'autre mais ne buvez pas à une seule coupe. Partagez votre pain mais ne mangez pas de la même miche. Chantez et dansez ensemble et soyez joyeux, mais demeurez chacun seul, de même que les cordes d'un luth sont seules cependant qu'elles vibrent de la même harmonie.


 Donnez vos coeurs, mais non pas à la garde l'un de l'autre. Car seule la main de la Vie peut contenir vos coeurs. Et tenez-vous ensemble, mais pas trop proches non plus : car les piliers du temple s'érigent à distance, et le chêne et le cyprès ne croissent pas dans l'ombre l'un de l'autre.




 Des Enfants

 


 Vos enfants ne sont pas vos enfants . Ils sont les fils et les filles de l'appel de la Vie à elle-même. Ils viennent à travers vous mais mais non de vous. Et bien qu'il soient avec vous , ils ne vous appartiennent pas.


 Vous pouvez leur donner votre Amour mais non point vos pensées, vous pouvez accueillir leurs corps mais pas leurs âmes, car leurs âmes habitent la maison de demain, que vous ne pouvez visiter, pas même dans vos rêves. Vous pouvez vous efforcer d'être comme eux, mais ne tentez pas de les faire comme vous. Car la vie ne va pas en arrière, ni ne s'attarde avec hier.


 Vous êtes les arcs par qui vos enfants, comme des flèches vivantes, sont projetés. L'archer voit le but sur le chemin de l'infini, et Il vous tend de Sa puissance pour que Ses flèches puissent voler vite et loin. Que votre tension par la main de l'archer soit pour la joie ; car de même qu'Il aime la flèche qui vole, Il aime l'arc qui est stable.

 


 Du Don

 


 Vous ne donnez que peu lorsque vous donnez de vos biens. C'est lorsque vous vous donnez de vous-même que vous donnez réellement.


 Car, que sont vos biens sinon des choses que vous conservez jalousement par crainte d'en avoir besoin demain ? Et demain, qu'apportera demain au chien trop prudent cachant des os dans le sable mouvant alors qu'il suit les pèlerins vers la ville sainte ? Et qu'est la peur de la misère, sinon la misère elle-même ? Et la crainte de la soif devant votre puits plein, n'est-elle pas déjà la soif inextinguible ?


Il en est qui donnent peu de l'abondance qu'ils ont - et ils donnent pour susciter la reconnaissance, et leur désir secret corrompt leur don. Il en est qui ont peu et qui le donnent entièrement. Ceux-ci croient en la vie et dans la bonté de la vie, et leur coffre n'est jamais vide. Il en est qui donnent avec joie, et cette joie est leur récompense.


Et vous qui recevez - et vous recevez tous - n'assumez aucune charge de gratitude, de crainte d'imposer un joug à vous-même et à celui qui donne. Élevez-vous plutôt avec celui qui donne, prenant ses dons comme si c'étaient des ailes.




 De la Joie et de la Tristesse

 


 Votre joie est votre tristesse sans masque. Et le même puits d'où fuse votre rire fut souvent rempli de vos larmes.


 Et comment en serait-il autrement ? Plus profondément le chagrin creusera votre être, plus vous pourrez contenir de joie. La coupe qui contient votre vin n'est-elle pas la même coupe qui fut cuite dans le four du potier ? Et le luth qui caresse votre âme, n'est-il pas le même bois qui fut évidé au couteau ?


 Lorsque vous êtes joyeux, regardez profondément en votre coeur et vous trouverez que ce qui vous apporte de la joie n'est autre que ce qui vous a donné de la tristesse. Lorsque vous êtes tristes, regardez à nouveau en votre coeur, et vous verrez qu'en vérité vous pleurez, pour ce qui fut votre délice.


 Il en est parmi vous qui disent : « La joie est plus grande que la tristesse », et d'autres disent : « Non, la tristesse est plus grande. » Mais moi je vous dis qu'elles sont inséparables. Ensemble elles viennent, et quand l'une vient s'asseoir seule avec vous à votre table, rappelez- vous que l'autre dort sur votre lit.


 En vérité vous êtes suspendus comme une balance entre votre tristesse et votre joie. Ce n'est que lorsque vos plateaux sont vides que vous êtes immobiles et en équilibre. Lorsque le gardien du trésor vous soulèvera pour peser son or et son argent, il faudra que votre joie ou votre tristesse s'élève ou s'abaisse.


 


 De la Connaissance de Soi-même

 


 Vos coeurs connaissent en silence les secrets des jours et des nuits. Mais vos oreilles espèrent entendre l'écho de la connaissance de votre coeur. Vous voudriez connaître en paroles ce que vous avez toujours connu en pensée. Vous voudriez toucher de vos doigts le corps nu de vos songes.


 Et c'est bien que vous le vouliez. La source secrète de votre âme doit jaillir et courir en murmurant vers la mer ; et le trésor de vos profondeurs infinies veut être révélé à vos yeux. Mais qu'il n'y ait pas de balance pour peser votre trésor inconnu ; et ne recherchez pas les profondeurs de votre connaissance avec perche ou sonde. Car le moi est une mer sans limites et sans mesures.


 Ne dites pas, « J'ai trouvé la vérité », mais plutôt, « J'ai trouvé une vérité ». Ne dites pas, « J'ai trouvé le sentier de l'âme », dites plutôt, « J'ai trouvé l'âme en cheminant sur mon sentier ».


 Car l'âme chemine sur tous les sentiers. L'âme ne chemine pas sur une ligne, ni ne croît comme un roseau. L'âme se déplie comme un lotus aux pétales innombrables.

 


 De L'Amitié



 Votre ami est la réponse à vos besoins. Il est votre champ que vous ensemencez avec amour et moissonnez avec reconnaissance. Et il est votre table et votre foyer. Car vous venez à lui avec votre faim et vous le recherchez pour la paix.


 Lorsque votre ami révèle sa pensée, ne craignez pas le « non » de votre propre esprit, ni ne refusez le « oui ». Et lorsqu'il est silencieux votre coeur ne cesse d'écouter son coeur ; car en amitié, toutes pensées, tous désirs, toutes attentes naissent sans paroles et se partagent dans une joie muette.


 Lorsque vous vous séparez de votre ami, vous ne vous affligez pas ; car ce que vous aimez le plus en lui peut être clair en son absence, de même que pour l'ascensionniste la montagne est plus nette vue de la plaine. Et qu'il n'y ait pas de but dans l'amitié sinon l'approfondissement de l'esprit.


" Car l'Amour qui cherche autre chose que la révélation de son propre mystère n'est pas de l'Amour mais un filet jeté : et seul l'inutile est pris "


 

 Du Temps



 Vous voudriez mesurer le temps , l'infini et l'incommensurable. Vous voudriez adapter votre conduite et même diriger le cours de votre esprit selon des heures et des saisons. Du temps vous feriez une rivière au bord de laquelle vous vous assoiriez pour observer son cours.


 Cependant l'intemporel en vous est conscient de l'intemporalité de la vie, et sait qu'aujourd'hui n'est que le souvenir d'hier et demain, le rêve d'aujourd'hui. Et que ce qui chante et contemple en vous est encore fixé dans les limites de ce premier instant qui sema les étoiles dans l'espace.


 Qui parmi vous ne sent que son pouvoir d'aimer est illimité ? Et cependant qui ne sent ce même Amour, quoique illimité, enfermé au centre de son être, et ne procédant pas d'une pensée d'Amour à une pensée d'Amour, ni d'un geste d'Amour à un autre geste d'Amour ?


 Et le temps n'est-il pas comme l'Amour, indivisible et immobile ?


 Mais si dans votre pensée vous devez mesurer le temps en saisons, que chaque saison enveloppe toutes les autres, et qu'aujourd'hui embrasse le passé avec souvenir et le futur avec aspiration.



 Du Plaisir


 Le plaisir est un chant de liberté, Mais il n'est pas liberté. Il est l'éclosion de vos désirs, mais il n'est pas leur fruit. Il est une profondeur appelant un sommet, mais il n'est ni l'abîme ni le faîte. Il est le prisonnier prenant son essor, mais il n'est pas l'espace qui l'enveloppe. Oui, en vérité, le plaisir est un chant de liberté. Et volontiers je vous verrais le chanter à plein coeur; mais ne voudrais point vous voir perdre vos coeurs dans ce chant. (...)


 

 De la Religion



" Votre vie quotidienne est votre temple et votre religion "


 Lorsque vous y pénétrez prenez tout votre être avec vous. Prenez la charrue et la forge et le maillet et le luth, les choses que vous avez modelées dans le besoin ou pour votre délice. Car en rêve vous ne pouvez vous élever au- dessus de vos achèvements ni tomber plus bas que vos échecs. Et prenez avec vous tous les hommes : car en adorant vous ne pouvez voler plus haut que leurs espérances ni vous abaisser plus bas que leur désespoirs.


 Et si vous voulez connaître Dieu ne soyez pas préoccupés de résoudre des énigmes. Regardez plutôt autour de vous et vous Le verrez jouant avec vos enfants. Et regardez dans l'espace ; vous Le verrez marchant dans les nuages, étendant ses bras dans l'éclair et descendant en pluie. Vous Le verrez souriant dans les fleurs, puis se levant et mouvant Ses mains dans les arbres.




 De La Mort


 Vous voudriez connaître le secret de la mort. Mais comment le trouverez-vous sinon en le cherchant dans le coeur de la vie ? La chouette dont les yeux faits pour la nuit sont aveugles au jour ne peut dévoiler le mystère de la lumière.


 Si vous voulez vraiment contempler l'esprit de la mort, ouvrez simplement votre coeur au corps de la vie. Car la vie et la mort sont un, de même que le fleuve de l'océan sont un.


 Dans les profondeurs de vos espoirs et de vos désirs repose votre silencieuse connaissance de l'au-delà ; et tels des grains rêvant sous la neige, votre coeur rêve au printemps. Fiez-vous aux rêves, car en eux est cachée la porte de l'éternité.


 Votre peur de la mort n'est que le frisson du berger lorsqu'il se tient devant le roi dont la main va se poser sur lui pour l'honorer. Le berger ne se réjouit-il pas sous son tremble- ment de ce qu'il portera l'insigne du roi ? Pourtant n'est-il pas plus conscient de son tremblement ?


 Car qu'est-ce que mourir sinon se tenir nu dans le vent et se fondre dans le soleil ? et qu'est-ce que cesser de respirer, sinon libérer le souffle de ses marées inquiètes,pour qu'il puisse s'élever et se dilater et rechercher Dieu sans entraves?


 C'est seulement lorsque vous boirez à la rivière du silence que vous chanterez vraiment. Et quand vous aurez atteint le sommet de la montagne, vous commencerez enfin à monter. Et lorsque la terre réclamera vos membres, alors vous danserez vraiment.



 

 

Images

Les illustrations sont les oeuvres de Khalil Gibran

"Dessin reproduisant un vaisseau Phénicien"

 ( Choix de textes )