LETTRES À MARY HASKELL

 

 

 

J'espère que le jour viendra où je pourrai dire : "Je suis devenu un artiste grâce à Mary Haskell."

  

                                                                                                                                                                                 Kahlil Gibran

 

 

 

Un jour, on lira vos silences avec vos écrits, et votre obscurité sera partie intégrante de la LUMIÈRE...


                                                                                                                                                                           Mary Haskell


 Boston (17/20 février 1908)


(Gibran remercie Mary Haskell qui lui propose de financer son voyage d'étude à Paris.)


« Devrais-je recevoir tout ce bonheur ? Un sujet qui mérite d'être étudié, un peu de café et quelques cigarettes ainsi qu'un feu qui crépite en douce mélodie, devrais-je me réjouir de tout cela sous votre large aile ? Cela est bien plus que le bonheur. En vérité, je suis un enfant de la Lumière.»


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Boston 25 mars 1908 "Gibran parle de Jésus"


 « Mon âme est grisée en ce jour. Car la veille j'avais rêvé de lui, celui-là même qui donna le royaume céleste à l'Homme. Ah ! si je pouvais Vous Le décrire. Si je pouvais seulement vous parler de cette triste joie dans Ses yeux, de cette amère douceur dans Ses lèvres, de la beauté de Ses larges mains et de Son vêtement de laine rugueuse ainsi que de Ses pieds nus délicatement voilés de poussière blanche. Tout fut si naturel et si clair. La brume qui rend nébuleux les autres rêves n'était point là. Je m'étais assis près de Lui et j'avais parlé avec Lui comme si depuis longtemps j'avais vécu avec Lui. Je ne me souviens pas de Ses propos et pourtant je les ressens maintenant comme on ressent au matin l'impression d'une musique qu'on a écoutée avant de s'endormir. Je ne saurais fixer le lieu et ne me souviens pas de l'avoir vu auparavant; toutefois ce fut quelque part en Syrie. »




Paris 29 juillet 1908


« Je vois déjà les deux côtés de Paris : le beau et le laid ; et je suis ici pour étudier ces deux facettes, ainsi je pourrai comprendre la vie et la mort. Oui, l'esprit de décadence s'infiltre dans cette merveilleuse cité, mais nous avons tendance à oublier l'existence d'un ver hideux dans le coeur d'une belle pomme...


Mon coeur est plein de choses ailées ; et je les conserverai jusqu'à vous veniez. »


 

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 Paris 2 octobre 1908


«Je peins ou plutôt j'apprends à peindre. Cela me prendra beaucoup de temps pour que je puisse peindre comme je veux. Mais c'est si beau de sentir l'évolution de sa propre vision des choses. Combien de fois j'ai arrêté de travailler avec le sentiment d'un petit enfant que l'on a mis au lit trop tôt ! Vous souvenez-vous quand je vous disais que je comprends les gens et les choses à travers ma propre perception auditive et que c'est le son qui le premier s'infiltre dans mon âme ? Maintenant je commence à comprendre les choses et les gens à travers mes yeux. Ma mémoire semble retenir les formes et les couleurs des personnes et des objets.»



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 Paris 31 juillet 1909


 « L'art à mes yeux est hors de la portée de l'oeil et de l'oreille; La nature n'est autre que le corps de Dieu, la forme de Dieu; et Dieu est ce que je chante et ce que j'aimerais comprendre.»


Paris 7 février 1909


« Je travaille à présent seulement avec Béronneau et j'ai arrêté mes études à l'académie Julian. Béronneau a une petite classe d'une douzaine d'élèves. Nous avons parfois des nus et parfois des modèles drapés. Berroneau travaille avec nous. Il veut que je voie chaque chose en tant que valeur et non pas sous forme de traits. Il dit qu'il aime mon travail, car je n'essaie pas d'être un petit Béronneau comme les autres.»


« J'ai eu le plaisir de rencontrer dans son atelier Auguste Rodin, le plus grand sculpteur des temps modernes. En vérité, il fut très aimable à mon égard et envers l'amie qui m'a conduit auprès de lui.(…)



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Paris 17 avril 1909


« Avril est le mois des salons et des expositions à Paris. L'un des plus grands salons a ouvert ses portes, il y a quelques jours; et bien sûr je m'y suis rendu. Tous les artistes de Paris étaient là, regardant avec avidité les ombres des âmes humaines... Le grand Rodin y était lui aussi. Il me reconnut et me parla de l'oeuvre d'un sculpteur russe, disant: " Cet homme comprend la beauté de la forme. " J'aurais donné n'importe quoi pour que ce russe entende ce que le grand maître avait dit de son oeuvre. Un mot de Rodin est d'une immense valeur pour un artiste.»

 

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Paris 29 avril 1909


« je lis à présent Renan. Je l'aime parce qu'il a aimé et compris Jésus. Il l'a vu dans la clarté du jour, non au crépuscule... Mon plus grand espoir est de pouvoir un jour peindre la vie de Jésus comme personne ne l'a fait auparavant. Ma vie ne peut trouver de meilleur repos que la personnalité de Jésus.»

 

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Paris 23 juillet 1909


« Je ne peux que voir les tristes ombres des jours passés lorsque mon père, ma mère et Boutros ainsi que ma soeur Sultana vivaient sous la face du soleil. Où sont-ils maintenant ? Sont-ils ensembles ? Peuvent-ils se rappeler le passé ? Sont-ils tout près de ce monde ou fort loin ?

Toutefois, je sais, chère Mary qu'ils continuent à vivre, et leur nouvelle vie est bien plus réelle, plus belle que la nôtre. Ils sont plus proches de Dieu que nous le sommes. Le voile à sept plis n'est plus suspendu entre leurs yeux et la Vérité, et ils ne joueront plus à cache cache avec l'esprit.»


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Paris 31 juillet 1909


« La nature n'est autre que le corps de DIEU, la forme de DIEU; et DIEU est ce que je chante et ce que j'aimerais comprendre.»



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Paris 19 décembre 1909


« Peut-être dans quelques années pourrais-je retourner et visiter l'Italie... La Syrie et l'Italie sont deux pays que j'aime beaucoup. J'ai l'impression que j'aurai la possibilité de revoir l'Italie maintes fois, mais jamais la Syrie.


 Les chants du Liban n 'atteindront plus jamais mon oreille si ce n'est en rêve. Je suis exilé par la nature de mon travail, vers la " terre qui est au-delà des sept mers ".

 


New-York 19 septembre 1911


 « J'ai passé la nuit sur le pont en compagnie des étoiles et de la lune, puis j'ai assisté à un remarquable lever de soleil. Les souvenirs d'une pareille nuit resteront à jamais inoubliables. La musique de la mer étrangement voilée par le silence ainsi que ces innombrables mondes étincelants qui voguent paisiblement à travers l'incommensurable espace me permettent de méditer sur des milliers de pensées éthérées.


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New-York 31 octobre 1911


« Mes jours sont emplis d'images, de voix et d'ombres. Il y a du feu dans mon coeur, du feu dans mes mains. Où que j'aille je vois des choses mystérieuses. Savez-vous ce qu'est se brûler et se sentir de plus en plus libre de tout ce qui est autour au fur et à mesure que l'on se consume ? Il n'est de plus grande Joie que celle feu ! »

 

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New-York 10 novembre 1911


(..) J'aimerais ouvrir ma poitrine et tenir mon coeur dans la main afin que les autres aussi puissent le savoir; car il n'est de désir plus profond que celui de se révéler. Nous voulons tous que la petite lumière en nous cesse d'être mise sous le boisseau.


Le premier Poète dut tant souffrir lorsque les gens des cavernes se moquèrent de ses mots démentiels.Il aurait donné de bon gré son arc, ses flèches ainsi que sa peau de lion et tout ce qu'il possédait, pour que ses compagnons comprennent la joie et la passion que le coucher de soleil avait créées en son âme.


Cependant, n'est-ce pas cette peine mystique, cette peine de n'être pas connu qui engendre l'art et les artistes ?... Nous, chercheurs de l'Absolu, qu'est-ce que la Vie nous a réservé, si ce n'est la joie d'être assoiffés.»


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New-York 1er février 1912


« J'ai beaucoup de choses à dire sur la Vie après la Mort. Je sens, et peut-être le sentirais-je toujours, que le moi qui est en mon être ne saurait périr. Il ne sera pas noyé dans la sublime mer que nous appelons Dieu.»



New-York 7 février 1912


Aujourd'hui, mon coeur est empli de choses étranges, d'ombres sereines. J'ai vu Jésus dans mon rêve, la nuit dernière : le même visage chaleureux, les grands yeux noirs paisiblement radieux, les pieds couverts de poussière, son habit rustique d'une couleur grisâtre tirant sur le brun, sa longue canne recourbée. J'ai vu le même vieil esprit, l'esprit de celui qui ne fait rien si ce n'est regarder fixement la Vie avec quiétude et douceur.


O Mary, que ne puis-je Le voir dans mes rêves chaque nuit ? Que ne puis-je regarder fixement la Vie avec la moitié de Son calme ? Que puis-je rencontrer quelqu'un dans ce monde qui serait aussi merveilleusement simple et chaleureux comme lui ? 

 

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New-York 16 mai 1912 

Gibran vient d'assister à une conférence donnée par le journal Abd al-Baha 


« Il y avait beaucoup d'orateurs, et la "Paix" était l'unique sujet. Paix ! Paix mondiale ! Paix universelle ! C'était lassant, illogique, plat et insipide. La paix est le désir du vieil âge, et le monde est encore si jeune pour avoir un désir pareil. Je dirais plutôt : qu'il y ait des guerres, que les Enfants de la Terre se combattent entre eux jusqu'à ce que soit versée la dernière goutte du sang impur et bestial. Pourquoi l'homme devrait-il parler de paix lorsqu'il y a un excès de malaise dans son système qui doit éclater d'une manière ou d'une autre ? N'est-ce pas la maladie de la paix qui s'infiltre dans les nations orientales et qui cause leur effondrement ?


C'est parce que nous ne comprenons pas la Vie que nous avons peur de la Mort, et la peur de la Mort nous rend terrifiantes la lutte et la guerre.


Ceux qui vivent, ceux qui connaissent le sens de l'existence, ceux qui ont compris le sens de la Vie dans la Mort, ne doivent point prêcher pour la paix, mais plutôt pour la vie. (...)


 

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New-York 21 septembre, 8 octobre 1913


Je me sens comme un oiseau impuissant dans une cage, tandis que le temps à l'extérieur est extrêmement beau. Il se peut que j'aille m'asseoir dans le parc pour contempler la laideur et la fatigue sur les visages des hommes. Sans doute, j'ai dans mes yeux des mondes hideux, parce que je vois des visages laids, sans âme et sans vertu, des visages sans marques ni traits...


Je suis fatigué du monde... J'aimerais bien être un ermite. Le véritable ermite doit aller dans les terres reculées non pas pour se perdre mais pour se retrouver. On peut retrouver son soi partout. Mais dans les grandes cités, il faut lutter avec une épée afin de voir l'ombre de soi.»


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New-York 10 février 1916


« Je vis, Mary, dans une profonde extase. Les jours et les nuits sont enveloppés d'un ravissement flamboyant. La seule chose que mon coeur désirait ardemment est maintenant en moi. J'aime la Vie et tout ce qui est en Elle. Et vous savez, Mary, que je n'ai jamais beaucoup aimé la Vie.


Durant vingt ans je ne possédais rien d'autre que cette soif persistante de ce que je ne savais pas. Aujourd'hui, c'est différent. Où que j'aille, quoi que je fasse, je vois la même grandiose puissance, la même grandiose loi, qui fait fleurir les éléments en âmes et transforme les âmes en Dieu...


 L'âme recherche Dieu, de même que la chaleur recherche les hauteurs, ou que l'eau recherche la mer. La force et le désir de rechercher sont les propriétés inhérentes de l'âme. L'âme ne s'écarte jamais de son chemin, pas plus que l'eau ne risque de couler vers les sommets... L'âme garde sa conscience, sa soif d'un accroissement d'elle-même, et son désir de ce qui reste devant elle... Quand l'âme atteint Dieu, elle prend conscience... que Dieu, aussi, croit, cherche et se cristallise.»



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New-York 7 novembre 1928

 Ayoub Tabit, ancien camarade de classe au collège de la Sagesse, devenu alors président de la république du Liban, venait de proposer un portefeuille ministériel à Khalil Gibran.


« J'ai dit au peuple du mont Liban que je n'éprouvais pas le désir de rentrer et de les gouverner. Ils m'ont demandé de le faire. Mais vous savez Mary, j'ai la nostalgie du pays ; mon coeur brûle de revoir ses collines et ses vallées. Cependant il est préférable que je reste ici. Je peux travailler dans cette pièce étrange et vieille comme nulle part ailleurs. »

 

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New-york 16 mars 1931


 « Je suis toujours à New-York, et j'y resterai encore quelques petites semaines... J'espère que les illustrations des " Dieux de la Terre " vous ont plus. Je prépare un autre livre, " L'Errant ", ainsi que les dessins qui l'illustreront. C'est un recueil de paraboles. Mon éditeur espère le publier en octobre prochain... J'ai à lui remettre le manuscrit avec les dessins dans un mois. Je ne sais si cela vous intéresse de lire ce manuscrit avec vos yeux clairvoyants et vos mains savantes avant qu'il ne soit livré à l'éditeur. Que Dieu vous aime »


- Gibran -


Après avoir reçu et lu le manuscrit du "prophète" Mary Haskell s'exprima encore dans cette lettre,

d'une manière étonnamment prophétique... 

                                                                                                                                                                                                             G.S

                                                                                                                                                                                                       


Mary Haskell 2 octobre 1923


Ce livre comptera parmi les trésors de la littérature anglaise. Il nous révèle les plus ténébreux et les plus faibles recoins de notre moi, et il dévoile la terre et le ciel en nous. Les générations ne se lasseront jamais de le lire; les unes après les autres, elles y trouveront ce que de plein gré elles voudraient être. Il sera de plus en plus aimé au fur et à mesure que les hommes deviendront plus mûrs.


 


 Images

 Gibran en "poète débauché" par Rose Cecil O'Neill 

Mary Haskell dessiné par Gibran 

Image du film "Jésus de Nazareth" Franco Zeffirelli

L'atelier de Marcel Béronneau - Paris 1909

"Prophète bleu" un auto-portrait de Gibran

"Jésus le Christ" par Jean Delville

 Mary Haskell en 1926) par Willem Adriaan van Konijnenburg

( Choix de textes )