LE JARDIN DU PROPHÈTE

 



 ALMUSTAPHA, l'élu et le bien-aimé, qui était au midi de son propre jour, s'en retournait vers son île natale ; c'était au mois de Tichreen, le mois de la souvenance.


Comme le navire approchait du port, il se tenait debout à la proue, entouré de tout l' équipage, le coeur dilaté par la joie du retour.


"Une fois encore, la mer nous ramène à ces rivages.Nous ne sommes qu'une vague parmi ses vagues"




"Car l'amour, surtout l'Amour qui se confond avec le mal du pays, rend impossible toute mesure ou sondage du temps"


« Maître, dit-il, la vie a traité amèrement nos espoirs et nos désirs. Nos coeurs sont troublés et nous ne comprenons rien. Je t'en prie, réconforte-nous et dévoile-nous le sens de nos tristesses.»


 Le coeur du Maître s'émut de compassion et il dit :


« La vie est plus ancienne que toute chose vivante, tout comme la beauté resplendissait avant que naissent sur terre des choses belles, et la vérité avant d'être exprimée.


» La Vie chante dans nos silences, et les rêves dans notre sommeil. Même lorsque nous sommes défaits et accablés, la Vie triomphe. Lorsque nous pleurons, la Vie sourit au jour, et elle reste libre quand nous traînons nos chaînes.


» Bien souvent, nous trouvons la Vie amère, mais seulement parce que nous sommes nous-mêmes assombris par l'amertume ; nous la jugeons vide et vaine, mais seulement dans les moments où l'âme s'en va errante, en des lieux désolés, et lorsque le coeur est enivré par un moi trop envahissant.


» Profonde est la Vie, et sublime et lointaine. Votre vue la plus perçante ne peut en apercevoir que les pieds, mais elle est proche de nous. Et si le souffle de votre haleine n'atteint que son coeur, cependant, l'ombre de votre ombre passe sur son visage, et l'écho de votre plus faible appel fait naître dans sa poitrine un printemps et un automne.


» La vie est voilée, cachée même, comme est voilé et caché votre moi le plus intime. Mais quand la Vie se met à parler, tous les vents deviennent paroles, et quand elle parle davantage, le sourire de vos lèvres et les larmes de vos yeux deviennent eux aussi paroles. Quand la Vie chante, les sourds entendent et deviennent attentifs ; quand elle s'approche doucement, les aveugles voient et la suivent, frappés de stupeur et d'admiration.»


 Il se tut, et un profond silence enveloppa le peuple. iI s'élevait de ce silence un chant inconnu, et ils se sentirent tous délivrés de leur solitude et de leur peine.


 « Quand vous rêvez éveillé, si vous vous taisiez pour être à l'écoute de votre Moi le plus intime, vos pensées, comme des flocons de neige, tombent et tourbillonnent, recouvrant d'un blanc silence tous les bruits de l'espace qui vous entoure.


» Et que sont ces rêves en éveil, sinon des nuages qui bourgeonnent et fleurissent sur l'arbre du ciel dans vos coeurs ? Vos pensées ne sont-elles pas aussi des pétales de fleurs que les vents de votre coeur répandent sur les champs des collines ?


» Comme vous attendez la paix jusqu'à ce qu'en vous l'informe prenne forme, ainsi les nuages s'assembleront et dériveront jusqu'à ce que les Doigts Bénis façonnent leurs désirs gris en petits soleils, lunes et étoiles de cristal.


                             "Mais le printemps arrivera, et toutes les neiges de nos rêves et de nos pensées fondront et n'existeront plus"


» De même, la neige de votre coeur fondra, elle aussi, quand votre printemps sera là, et votre secret se précipitera lui aussi en torrents pour chercher dans la vallée le fleuve de la vie. Et le fleuve emportera votre secret jusqu'à la mer immense.

 

                                              "Toutes ces choses se dissoudront et deviendront chansons avec l'arrivée du printemps"


» Comment peut-il en être autrement ? Dans les bosquets et les charmilles sur la colline, quand la pluie danse dans les feuillages, quand la neige tombe - c'est une bénédiction et le signe d'une alliance - ; dans la vallée, lorsque vous menez vos troupeaux à la rivière; dans vos champs où les ruisseaux comme des bandes d'argent, strient les étendues verts; dans vos jardins où la rosée du matin reflète le ciel; dans vos prés, quand la brume du soir voile à demi votre chemin: En tous ces lieux, la mer est avec vous; témoin de votre héritage, elle implore votre Amour.

 

" Il est en vous le flocon de neige qui court vers la mer "



« Ne m'appelle pas sage, à moins que tu n'appelles sage tous les hommes. Je ne suis qu'un jeune fruit pendant encore à la branche, et hier encore, je n'étais qu'une fleur.


 » Ne traite aucun d'entre vous de fou, car, en vérité, nous ne sommes ni sages ni fous; nous sommes des feuilles vertes sur l'arbre de la vie, et la Vie elle-même est au-delà de la sagesse et plus encore de la folie.


» Et puis, vous ai-je vraiment quittés ? Ignores-tu qu'il n'y a pas de distance, hormis celle que l'âme n'arrive pas à franchir en imagination ? Et quand l'âme abolit la distance, une harmonie se crée en elle.


» La distance entre vous et vos plus proches voisins, si vous ne les aimez pas, est plus grande que celle qui vous sépare de votre bien-aimé qui demeure au-delà des sept terres et des sept mers.


» Dans le souvenir, la distance est abolie, c'est dans l'oubli seulement que se creuse un gouffre infranchissable pour votre voix et vos yeux.


» Entre les rivages des océans et le sommet de la plus haute montagne est tracée une route secrète que vous devez absolument parcourir avant de ne faire qu'un avec les fils de la terre.


» Entre votre connaissance et votre compréhension, il existe un sentier caché que vous avez à découvrir avant de ne faire qu'un avec l'homme et de réaliser ainsi l'unité en vous-mêmes.


» En vérité, la distance la plus longue est celle qui s'étale entre la vision de votre sommeil et celle de votre réveil, entre ce qui n'est qu'action et ce qui est désir.


« Vous croissez lorsque vous dormez, et votre vie est plus intense lorsque vous rêvez. Car toutes vos journées se passent en actions de grâces pour ce que vous avez reçu dans la tranquillité de la nuit.


» Souvent, vous pensez et parlez de la nuit comme d'un temps de repos, mais, en vérité, la nuit est la saison de la quête et des découvertes.


» Le jour vous apporte la connaissance et apprend à vos doigts l'art de recevoir, mais c'est la nuit qui vous conduit à la maison où la vie garde son trésor.


» Le soleil révèle à tout ce qui croît l'aspiration à la lumière, mais la nuit élève tout vers les étoiles.


» C'est bien, en effet, le calme de la nuit qui tisse un voile nuptial au-dessus des arbres de la forêt, au dessus des fleurs, dans les jardins; puis elle organise une fête somptueuse, prépare la chambre des noces, et, dans le silence sacré, le lendemain est conçu dans la matrice du temps.


» Le temps est avec vous, et, dans votre quête, vous trouverez votre nourriture et l'accomplissement de vos désirs. Et bien qu'au lever du jour votre réveil efface la mémoire, la table des rêves est dressée pour toujours et la chambre nuptiale vous attend.


» Vous êtes esprits, bien que vous vous déplaciez dans des corps; et, comme un huile qui brûle dans l'obscurité, vous êtes des flammes, contenues cependant dans des lampes.


» Si vous n'étiez que des corps, ma présence auprès de vous et les paroles que je vous adresse seraient vaines, comme la mort interpelant la mort. Mais il n'en est pas ainsi. Tout ce qui est immortel en vous est libre, de jour comme de nuit, et ne peut être enfermé ni enchaîné car telle est la volonté du Très-Haut. Vous êtes sa respiration, tout comme le vent que nul ne pourra jamais saisir ni mettre en cage. Et moi aussi, je suis le souffle de sa respiration. »

 

 

» Que sont les saisons des années, sinon vos propres pensées qui évoluent ? Le printemps est un éveil de votre coeur, l'été vous révèle votre fertilité. L'automne n'est-il pas votre passé qui chante une berceuse à ce qui subsiste en vous de l'enfance ? Et l'hiver, je vous le demande, n'est-il pas un sommeil plein des rêves des autres saisons ? »


» La goutte de rosée fait miroiter la lumière parce qu'elle est lumière, et vous reflétez la vie parce que vous et la vie ne faites qu'un.


» Quand les ténèbres vous entourent, dites : cette obscurité est déjà l'aurore qui attend de naître, et si je souffre avec la nuit dans ses douleurs d'enfantement, en moi aussi l'aurore naîtra comme elle se lève sur les collines.


» La goutte de rosée qui s'arrondit au creux du lys ne diffère pas de vous qui recueillez votre âme dans le coeur de Dieu.


» Une goutte de rosée dira-t-elle: Pour un millier d'années, je ne suis une goutte de rosée que pour un instant seulement ? Dites-lui, vous: Ne sais-tu pas que la lumière de toutes les années brille dans ta sphère ?»



» Bois le vin de ta coupe seul, même s'il a le goût de ton sang et de tes larmes, et loue la vie de t'accorder le don de la soif. Car, sans soif, ton coeur n'est que le rivage d'une mer stérile, privée de chant et de marée»


» Bois ton vin seul et fais-le avec enthousiasme.


» Lève ta coupe bien haut au-dessus de ta tête, vide-la jusqu'à la lie, à la santé de ceux qui aussi, boivent seuls.


» Il m'est arrivé de rechercher la compagnie d'autres personnes, de m'asseoir à la table de leur festin et de boire avec eux. Mais leur vin ne m'est pas monté à la tête et n'a pas coulé dans ma poitrine. Il est seulement descendu jusqu'à mes pieds. Ma sagesse est restée vaine et mon coeur était fermé, scellé. Mes pieds seulement accompagnaient les autres dans le brouillard qui les entourait.


» Et je n'ai plus cherché la compagnie des hommes, et je n'ai plus bu de vin à leur table.


» Aussi je te dis ceci : bien que les sabots des heures frappent impétueusement ta poitrine, quelle importance cela a-t-il ? Il est bon pour toi de boire seul à la coupe de ta tristesse, et tu boiras seul aussi à la coupe de la joie. »


 


» Toutes choses vivent et brillent dans la connaissance du jour et dans la majesté de la nuit. Toi et la pierre vous ne faites qu'un ; la seule différence réside dans les battements de ton coeur. Ton coeur bat un peu plus vite, n'est-ce pas mon ami ? Sans doute, oui, mais il n'est pas aussi tranquille.


» Le rythme qui anime la pierre est certes un autre rythme que celui de ton coeur, mais, je te le dis, si tu sondes les profondeurs de ton âme et escalade les hauteurs de l'espace, tu n'entendras qu'une seule mélodie, et cette mélodie, la pierre comme les étoiles la chantent ensemble, en parfait unisson.

   


» Vous pourriez, en imagination, vous élever jusqu'aux nuages et considérer ces nuages comme une hauteur ; Vous pourriez survoler la mer immense et avoir ainsi l'impression d'une grande distance parcourue. Mais je vous le dis, moi, que lorsque vous enterrez une semence, vous atteignez une hauteur plus considérable, et que, quand vous saluez avec votre voisin la beauté du matin, vous traversez une mer plus vaste.


» C'est seulement lorsque vous êtes perdus dans ce qu'il y en vous de plus faible que vous regardez vers le ciel et l'appelez Dieu. Puissiez-vous trouver des chemins dans votre grand ' moi ' et puissiez-vous être moins frivoles et frayer les chemins !



» Seuls ceux qui sont nus vivent au soleil. Seul l'ingénu enfourche le vent. Et celui-là seul qui se perd mille fois en chemin éprouve vraiment la joie de rentrer chez lui.


» Les anges sont fatigués de l'homme habile. Hier encore, un ange me disait : ' Nous avons créé l'enfer pour les esprits brillants. Est-il autre chose que le feu pour ternir une surface polie et faire fondre un objet jusqu'au coeur ? '


» Je dis à l'ange : ' Mais en créant l'enfer, vous avez créé des diables pour le régir. ' Et l'ange répondit : ' Non, l'enfer est régi par ceux qui résistent au feu. '


» Sagesse de l'ange ! Il connaît les voix des hommes et de ceux qui ne sont hommes qu'à demi. Il est l'un des séraphins qui viennent secourir les prophètes lorsque ceux-ci sont tentés par les hommes habiles, et, sans doute, il sourit lorsque les prophètes sourient et pleure aussi lorsqu'ils pleurent.


» Seul peut naviguer sur la mer la plus vaste celui qui n'a pas de gouvernail. Seul celui qui est sombre s'éveillera à l'aube, et seul celui qui dort, les racines enfouies sous la neige, verra le printemps.


» Vous aussi vous êtes comme des racines : comme elles, vous êtes simples, mais vous possédez la sagesse de la terre. Vous êtes silencieux, mais vous contenez, dans vos branches non encore nées, le coeur des quatre vents.


» Vous êtes fragiles et sans forme précise, mais vous êtes le commencement de chênes géants, et le dessin, à demi esquissé, des saules sur le ciel.


» Heureusement, mai viendra, la vierge toujours active, qui caressera comme une mère les collines et les plaines.»



» Apprends-nous que nos paroles, comme les tiennes, peuvent-être un chant et un encens pour le peuple. »


 Almustafa lui répondit : » Vous vous élèverez plus haut que vos paroles, mais votre chemin restera ce qu'il est : un rythme et un parfum : un rythme pour ceux qui aiment et sont aimés, et un parfum pour ceux qui rêvent de vivre dans un jardin.


» Vous vous élèverez au-dessus de vos paroles jusqu'à un sommet où tombe la poussière des étoiles, et vous ouvrirez vos mains jusqu'à ce qu'elles soient bien remplies. Puis, vous vous étendrez pour dormir comme un oisillon blanc dans un nid blanc et vous rêverez à votre lendemain, comme de blanches violettes rêvent du printemps.


» Vous descendrez plus bas que vos paroles, oui, plus bas que tous les sons, jusqu'au véritable coeur de la terre, et là, vous serez seuls avec Celui qui se promène aussi à travers la voie lactée.


» Mais aujourd'hui même, " être ", c'est être sage sans être étranger au fou ; C'est être fort, mais pas pour détruire ce qui est faible ; C'est jouer avec les petits enfants, non comme le font les pères, mais bien plutôt comme des compagnons de jeu désireux de s'initier à leur amusements.


» C'est partir à la recherche d'un poète, même s'il demeure au-delà des sept fleuves, et être en paix auprès de lui, sans aucun désir, aucun doute, sans une question sur vos lèvres.


» C'est suivre la Beauté, même si elle vous conduit au bord d'un précipice, et, bien qu'elle soit ailée alors que vous ne l'êtes pas, bien qu'elle saute au-dessus du précipice, la suivre quand même, car où la Beauté est absente, il n'y a rien.


» C'est être un jardin sans murs, une vigne sans gardien, une maison qui recèle un trésor, mais toujours ouverte à tous les passants.


» C'est être volé, trompé, abusé oui, induit en erreur, pris au piège et ensuite bafoué, mais, malgré toutes ces avanies, regarder tout cela comme rien au fond de vous-mêmes, et sourire, car vous savez qu'un printemps viendra s'épanouir dans votre jardin, danser dans les feuillages, qu'un automne viendra mûrir vos raisins, et vous savez que si une seule de vos fenêtres s'ouvre à l'est, vous ne serez jamais sans rien.





 » Je vivrai par-delà la mort, je chanterai à vos oreilles,


 Même après avoir été emporté, par la grande vague de la mer Jusqu'au plus profond de l'océan.


 Je m'assiérai à votre table bien que mon corps paraisse absent,


Je vous accompagnerai dans vos champs, esprit invisible.


Je m'installerai avec vous devant l'âtre, hôte invisible aussi.


 La mort ne change que les masques qui recouvrent nos visages;


 Le forestier restera forestier, le laboureur, laboureur,


 Et celui qui a lancé sa chanson au vent la chantera aussi aux sphères mouvantes»




 

 

Images

"Creation of the World" © Vladimir kush 

 "Terre vue du ciel" © Yann Arthus Bertrand

 "Recens et integra orbis descriptio " Paris 1536 

"Le sacre du Printemps" d'Igor Stravinsky"Chorégraphie de Maurice Béjart

( Choix de textes )